PESTALOZZI, ƒDUCATEUR DU PEUPLE

Revue CLARTƒ n¡42 du 1 septembre 1923, pages 373 et 374

par C. FREINET

 

Au moment o la mode est trop souvent de se dire ami et dŽfenseur du peuple, il est bon de nous rappeler ceux qui se sont vraiment dŽvouŽs pour cette cause. Ce nous sera une bonne leon d'humilitŽ.

Pestalozzi fut un de ceux-lˆ et c'est avec raison qu'on l'a surnommŽ le Saint Vincent Paul La•c.

Henri Pestalozzi, qui naquit ˆ Zurich en 1746, subit de bonne heure l'influence de l'Emile, de J.-J. Rouseau — qui prchait le retour ˆ la nature — et se reti­ra ˆ la campagne pour y exploiter une petite terre. Il s'y montra ce qu'il fut toute sa vie, excessivement bon, mais ˆ peu prs compltement dŽnuŽ de sens pra­tique. Et dŽjˆ il pensait ˆ recueillir des orphelins, pour les instruire tout en les employant ˆ divers travaux agricoles ou mŽnagers.

Cet essai malheureux fut cependant le point de dŽpart de sa longue carrire d'Ž­ducateur. Ce pŽdagogue de gŽnie ne fit rien moins que de rŽformer l'enseignement. Aux mŽthodes dogmatiques, seules employŽes jusqu'alors, il substitua des mŽtho­des intuitives qui tenaient un plus grand compte de la personnalitŽ de l'enfant. Il voulut Ç diviser l'enseignement suivant la marche progressive des forces de l'enfant et dŽterminer avec la plus grande prŽcision ce qui convient ˆ chaque ‰ge, de manire ˆ ne rien omettre de ce que l'Žlve est compltement en Žtat d'apprendre, de manire aussi ˆ ne pas accabler et troubler son intelligence par des Žtudes qu'il n'est pas encore tout ˆ fait capable d'apprendre È. Par ces conceptions thŽoriques, comme par quelques-unes de ses rŽalisations, il se mon­tre bien comme un des grands prŽcurseurs de l'Ecole moderne, et mme de l'Ecole nouvelle de demain. L'un des premiers, il pensa ˆ Ç psychologiser È — le mot est de Pestalozzi lui-mme — l'enseignement c'est-ˆ-dire ˆ en baser le dŽveloppement sur les scien­ces de l'Žducation, ce qu'essaient de rŽaliser aujourd'hui nos pŽdagogues.

Ce Pestalozzi-lˆ n'a pas ŽtŽ mŽconnu. On a dŽpouillŽ lentement et ses Žcrits et sa correspondance. Mais ses commentateurs se sont appliquŽs surtout ˆ montrer ce que sa carrire eut de glorieux et d'avantageusement remarquŽ par les gens bien pensants d'alors, par ceux-lˆ mme dont Pestalozzi cherchait na•vement l'appui, parce qu'il croyait — les voyant commis ˆ la sainte mission du gouver­nement des peuples — qu'il suffisait de leur montrer le chemin du salut pour qu'ils s'y engageassent !

Mais Pestalozzi a ŽtŽ presque constamment dŽtournŽ de son principal souci — amŽ­liorer le sort du peuple — par ceux qui, mme lorsqu'ils parlaient de meilleure mŽthode d'Žducation, ne pensaient qu'au sort de leur classe. Il me semble voir Pestalozzi malade, se levant comme un somnambule et se prŽcipitant chez le tzar qui Žtait de passage, pour lui prŽsenter sa mŽthode et intervenir en faveur des serfs de Russie.

Rares, hŽlas furent ceux qui s'intŽressrent ˆ ses rves. Lorsque son institut d'Yverdon Žtait ˆ son apogŽe, lorsque la renommŽe de la Ç MŽthode È s'Žtendait par toute l'Europe, nul savant, nul homme Žminent n'aurait traversŽ la Suisse sans rendre visite au vieux pre Pestalozzi et s'extasier devant les rŽsultats obtenus. Des Žlves arrivaient de tous les coins du monde et payaient ˆ l'Ins­titut de fortes pensions. Et cependant, Pestalozzi n'Žtait pas content : il ne pensait toujours qu'au peuple. Ç Depuis longtemps, hŽlas ! dit-il, depuis les annŽes de mon adolescence, une seule, unique et puissante aspiration faisait battre mon cÏur : tarir les sources de la misre o je voyais le peuple plon­gŽ autour de moi. È (Comment Gertrude instruit ses enfants). Et c'est pour le Ç peuple È qu'il se ruinait, qu'il ruinait sa femme, qu'il ruinait et dŽcourageait aussi ceux qui lui prtaient de l'argent.

 

Quelle Žtait, aux yeux de Pestalozzi la situation de ces Ç pauvres È en face de leurs ma”tres ?

Ç Oui, oui, disent les ecclŽsiastiques, quand Ils viennent nous trouver. Ils n'entendent pas un mot ˆ notre enseignement. — Oui, oui, disent les juges, auraient-Ils cent fois raison, il Leur est impossible de faire comprendre Leurs droits ˆ qui que ce soit. — La dame en parle avec une souveraine pitiŽ : Ç C'est ˆ peine s'Ils sont d'un degrŽ supŽrieur ˆ la brute ; on ne peut Les em­ployer ˆ aucun service. È — Des ventrus, incapables de compter jusqu'ˆ cinq, les estiment plus btes qu'eux, ventrus ; et des misŽrables de toutes couleurs crient, en gesticulant chacun ˆ sa faon : Ç Heureusement pour nous qu'il en est ainsi ! S'il en Žtait autrement, nous ne pourrions Les acheter, sur nos foires, aussi bon marchŽ, ni Les vendre aussi cher... È

Et Pestalozzi l'ap™tre s'Žcrie : Ç Je veux ouvrir aux intelligences dŽlaissŽes et livrŽes ˆ l'abrutissement, aux pauvres et aux faibles de ce monde, les voies de l'Education qui sont les voies de l'HumanitŽ. È

II n'ignore pas, cependant, que d'autres avant lui se sont occupŽs de l'enseigne­ment des pauvres. Mais cet enseignement mme restait un enseignement d'esclaves. Ç Je ne conteste pas, dit-il, que les mŽthodes actuelles puissent former de bons tailleurs, de bons cordonniers, de bons nŽgociants, de bons soldats ; mais je soutiens qu'elles ne peuvent former un nŽgociant ou un commerant qui soit homme dans la vŽritable acception du mot. È Ç Nous n'avons que des Žcoles d'Žpellations, d'Žcriture, de catŽchisme ; ce qu'il nous faudrait ce sont des Žcoles d'hommes. È

Quels sont donc les vices de l'enseignement que Pestalozzi s'attachera ˆ rŽfor­mer ? Ç C'est une grande lacune que nous laissons subsister au coeur de la ci­vilisation... en ne faisant rien pour enseigner aux basses classes ˆ parler, bien mieux encore, en faisant apprendre par coeur des mots isolŽs, abstraits, ˆ un peuple qui n'a pas de langage. È Ç Le bavardage est proprement la maladie ecclŽsiastique dont nous avons si grand besoin de nous guŽrir... Des actes ! Voilˆ ce dont l'homme a besoin. Foin des discours ! È Ç Tout mon tre se rŽvol­te quand je vois la nature et l'art, non seulement sŽparŽs dans l'enseignement du peuple, mais opposŽs l'un ˆ l'autre jusqu'ˆ la folie par des hommes pervers... È. Car dans ses moments de dŽtresse et d'indignation, il sent qu'il y a une force sourde — et elle existe encore aujourd'hui — qui contrecarre tous ses projets de libŽration du peuple. Ces Ç hommes pervers È, ce sont les NapolŽon et les Talleyrand, qui disent de sa mŽthode : Ç C'est trop pour le peuple. È

Pour lui, plus il rŽflŽchit sur la condition du peuple, plus il en voit toute la misre. Et c'est en ces mots qu'il en parle dans Ç Les Recherches sur la marche de la Nature È.

Ç L'homme qui n'a point de part ˆ la propriŽtŽ trouve-t-il, dans les institu­tions existantes des Etats, une compensation rŽelle pour les droits naturels qu'il ne peut exercer ? Y trouve-t-il l'instruction et les moyens nŽcessaires pour s'assurer une existence humaine ? Je suis obligŽ de rŽpondre : Notre si­cle si ŽclairŽ ne reconna”t pas ce principe. Plus les lumires se rŽpandent et moins les Etats se prŽoccupent de la solution de tels problmes. Nos lŽgisla­tions se sont ŽlevŽes ˆ des hauteurs si sublimes qu'il leur est impossible de songer aux hommes. Elles s'occupent des besoins de l'Etat et de lÕŽclat des tr™nes. Quant ˆ celui qui n'a point de part ˆ la propriŽtŽ, elles l'oublient, exceptŽ quand il sÕagit du service militaire. De temps ˆ autre aussi, on organise pour lui une loterie, o chacun, moyennant quelques sous, peut tenter la fortune.

Ç Il est certain que la classe des propriŽtaires n'est pas mme imposŽe d'une faon Žquitable, en proportion de ce qu'on exige des petits et qu'on laisse les riches accumuler de plus en plus leurs capitaux d'une faon qui remplit le monde de crŽatures misŽrables et profondŽment dŽgradŽes. Et quand les consŽquences de cette dŽgradation du peuple deviennent visibles, on rejette les fautes sur ceux qui ont ŽtŽ corrompus, et non sur les corrupteurs ; et ceux-ci continuent, au profit de leurs intŽrts, ˆ dŽvelopper un Žtat de choses dans lequel la condition morale et matŽrielle du peuple doit empirer toujours davantage. È

Mais les Žchecs successifs de ses essais d'organisation d'un enseignement pour les pauvres ne purent le dŽcourager. Il est vrai qu'il voyait la ques­tion dans toute sa complexitŽ. Fonder une Žcole de pauvres pour laquelle il consacrerait tout son temps et son argent, ce fut, certes, toujours son rve. Mais il pensa aussi ˆ organiser l'enseignement dans ces Žcoles pour le jour o, lui disparu, ses successeurs n'auraient ni son gŽnie ni son dŽvouement. Ce qu'il veut obtenir, c'est que l'instituteur douŽ d'un minimum de capacitŽ, non seulement n'exerce plus une action nuisible, mais fasse lui-mme des pro­grs dans la direction indiquŽe. Et cette ligne de conduite reste toujours ˆ mŽditer par les faiseurs de mŽthodes ou les constructeurs de systmes ˆ l'u­sage de l'enseignement primaire.

Ce qu'il veut, enfin, c'est prŽparer les futurs Žducateurs du peuple.

Ç Si je ne rŽussis pas, dit-il, ˆ prŽparer au moins, de mon vivant, l'applica­tion de l'idŽe de l'instruction ŽlŽmentaire dans les Žcoles de pauvres et les Žcoles populaires, et ˆ en assurer l'exŽcution aprs ma mort, ne fžt-ce que sur une petite Žchelle, la chose essentielle par laquelle je puis encore servir l'HumanitŽ sera perdue. Il en sera de mme si je ne me trouve pas, avant ma mort, en situation de rŽunir autour de moi, un certain nombre de jeunes gens pauvres, que j'aurai librement choisis, afin de les prŽparer aux parties les plus rudimentaires de l'Education populaire, et non seulement de les instruire, mais de les enthousiasmer pour cette t‰che. È

HŽlas ! cette partie de son oeuvre, dont on l'avait sans cesse distrait pour le muer, lui Žducateur du peuple, en Žducateur de la bourgeoisie, semble, dans ses vieux jours, dŽfinitivement compromise. L'Institut d'Yverdon lui-mme se disperse. Tous les efforts d'une longue vie si remplie apparaissent dŽsormais inutile. Aussi Pestalozzi Žcrit-il, quelques instants avant sa mort :

Ç Mourir n'est rien ; je meurs volontiers, car je suis fatiguŽ, et je voudrais enfin trouver le repos ; mais aprs avoir vŽcu, avoir tout sacrifiŽ, et n'avoir pas rŽussi ; voir son Ïuvre ruinŽe, descendre avec elle dans la tombe, oh ! c'est affreux ! je ne puis l'exprimer ; car je voudrais pleurer, et je n'ai plus de larmes.

Ç Et mes pauvres, opprimŽs, mŽprisŽs ! pauvres gens ! On vous abandonnera, on vous repoussera comme on me repousse moi-mme. Le riche, au sein de l'opulen­ce, ne pense point ˆ vous : il pourrait tout au plus vous donner un morceau de pain ; lui-mme est pauvre : il n'a que de l'or. Vous convier ˆ un banquet spirituel, vouloir faire de vous des hommes, on n'y pense pas encore et l'on n'y pensera pas de longtemps ! È

On a encore tardŽ longtemps aprs lui, ˆ organiser l'enseignement du peuple qu'il rvait. Mme aujourd'hui, nos Žcoles restent des Žcoles de pauvres, auxquelles on reproche volontiers et le cožt et l'esprit. Cependant les idŽes de Pestalozzi ont germŽ. L'Ecole, malgrŽ ses dirigeants bourgeois, est en train de devenir humaine. Elle essaye de faire des hommes. Elle se dŽbarrasse lentement de l'emprise clŽricale si tenace. Et lˆ encore, Pestalozzi fut un prŽcurseur. Car ˆ une Žpoque o nul ne contestait les devoirs envers Dieu, o lui-mme aimait ˆ lever humblement les yeux vers le Ciel, Pestalozzi osa dire un jour ˆ ses petits mendiants :

Ç Les crucifix ne vous donneront point de pain ; vous devez apprendre ˆ travailler. È

 

C. FREINET.

 

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Note :

Deux illustrations accompagnent le texte, le dessin d'un buste reprŽsentant Pestalozzi et un portrait d'enfant.