VERS L'COLE DU PROLTARIAT

La dernire tape de l'cole capitaliste

Revue CLART n60 du 1 juin 1924, pages 263 et 264

par C. FREINET

 

L'Ecole capitaliste actuelle, est, comme l'conomie bourgeoise, l'aboutissement des efforts des sicles passs. Elle fut, une certaine poque, un progrs, une tape ncessaire. C'est la dernire tape. Et, selon que nous stagnerons ou que nous en sortirons triomphalement, l'Ecole ira priclitant ou reprendra un essor nouveau.

Quel a t, d'une part, l'effort de la socit pour se donner le mode d'ducation qui lui convenait ; et, d'autre part, l'action d'individus, ou groupement d'individus, pour modifier et developper cette ducation ? Quelle forme a pris cette action dans la socit d'aujourd'hui, et comment pourrons-nous l'orienter vers l'cole du proltariat ? Tels sont les problmes du plus haut intrt que nous voudrions examiner.

La socit du Moyen-Age ne s'occupait nullement de l'instruction des enfants du peuple, qui apprenaient de bonne heure, empiriquement, le mtier de leurs pres. Pour les riches mme l'instruction tait surtout professionnelle ; on se proccupait moins de dvelopper l'homme que d'habituer le futur noble et le futur seigneur leur vie guerrire ou mondaine.

L'ducation aussi tait nettement traditionaliste. Ce n'est que quand les princes utilisrent la religion pour le gouvernement de leurs Etats, qu'une ducation fut entreprise. Cette ducation s'accompagna mme parfois de quelques rudiments d'instruction. De cette priode datent les premires coles de pauvres, comme celles que Ch. Demia organisa Lyon la fin du XVIIe sicle. Mais, dans ces coles mme, l'instruction n'est rien. On ne vise que la  christianisation  des enfants.

 

L'cole bourgeoise

La Rvolution franaise voulut, par raction, tirer le peuple de son apathie apparente. Et, en mme temps qu'elle sapait la religion, elle tenta de rpandre l'instruction. C'tait un grand mot que celui d'instruction pour nos aeux de 89. Aucune basse pense mercantile ne les poussait encore dans cette voie. Mais ils croyaient gnreusement — et de grands esprits les avaient prpars cette ide — que du progrs des lumires viendrait naturellement le dveloppement de la moralit et du bonheur social. Victor Hugo ne disait-il pas encore, bien longtemps aprs :

 Tout enfant qu'on enseigne est un homme qu'on gagne. 

Les rsultats se firent longtemps attendre, mais un nouveau facteur de domination vient de se rvler l'Etat : l'Ecole, aide par l'Eglise, va faire germer dans les jeunes esprits le culte de la Patrie. Et la conception napolonienne de l'Universit apparat comme l'aboutissement inattendu de l'effort rvolutionnaire pour une ducation du peuple.

Mais ds le XIXe sicle, l'conomie se modifie profondment. De traditionaliste, d'empirique qu'elle tait, elle devient scientifique. L'industrialisme va se dveloppant, et, avec lui, le capitalisme et la concurrence. Dsormais, sous les grands mots de justice, de fraternit, de patrie ou d'humanit, se cachent les vrais mobiles d'action : les intrts capitalistes. C'est, en ralit, parce que le capitalisme naissant a besoin d'un matriel humain duqu juste point pour le servir. Cette ducation, c'est l'Ecole bourgeoise qui va la donner.

Et cette cole se ressentira toujours de ses origines capitalistes : on n'y attachera qu'une infime importance la formation de l'homme ; on n'y fera pas ou presque pas d'ducation. Par contre, on voudra donner beaucoup d'instruction, et toujours davantage mesure que s'accroissent les ncessits de la concurrence capitaliste. A la soif de possder — en pillant au besoin — au dsir de dominer par la force, qui rglementent aujourd'hui l'action sociale, correspond un tat d'me quivalent l'cole : le Capitalisme de culture. Etendre sans cesse le domaine de la connaissance, hypertrophier le savoir, croyant dvelopper ainsi le pouvoir vital de l'homme ; se dsintresser donc des forces spirituelles et de l'harmonie sociale qui pourraient assurer le bonheur humain ; donner une culture qui procure du profit capitaliste, telles sont les caractristiques de l'cole capitaliste actuelle.  La faute capitale de notre ducation actuelle, comme dit un personnage d'Ibsen, est d'avoir mis tout le poids sur ce qu'on sait, au lieu de le mettre sur ce qu'on est ; aussi voyons-nous quoi cela aboutit. Nous le voyons par l'exemple de centaines d'hommes capables qui manquent d'quilibre et se montrent tout autres dans leurs sentiments et leurs dispositions que dans leurs actes. 

De mme que les dcouvertes dans le domaine des sciences servirent d'abord la socit en donnant un essor nouveau au capitalisme, l'Ecole fut hypnotise par cette somme croissante de connaissances acqurir. Le capitalisme se souciait fort peu, en dveloppant son machinisme, du bien-tre du peuple ; il ne visait que le profit des matres. La Pdagogie fut aussi, la plupart du temps, non pas la science de la formation de l'homme, mais l'tude des mthodes susceptibles de permettre et de faciliter l'acquisition d'une plus grande quantit de savoir. Cette conception monstrueuse de l'cole a abouti au  bourrage de crnes  de la guerre et de l'aprs-guerre.

Ce ne sont pourtant pas les pdagogues pris d'idal qui nous ont manqu. Car tous les pdagogues dignes de ce nom ne se sont-ils pas firement dresss en rvolutionnaires contre une conception grossire et intresse de l'Ecole et de la socit ? (1) Il n'y a qu' citer Rousseau — le pre, avec Pestalozzi, de toute la pdagogie nouvelle — qui a dit :  Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon (2) ; et Pestalozzi :  Nous n'avons que des coles d'pellation, d'criture, de catchisme ; ce qu'il nous faudrait, ce sont des coles d'hommes (3) , pour se rendre compte de la distance qui spare leur vraie pdagogie de nos pitres ralisations.

Par quel miracle alors les ides de ces grands novateurs ont-elles t assimiles, puis dvies par l'cole bourgeoise et capitaliste pour servir les intrts d'une caste ? C'est l un problme qui mrite qu'on s'y arrte.

Rousseau tait rest essentiellement thorique. On s'est content de piller dans son uvre si riche ce dont on avait besoin, qualifiant d'utopie tout ce qu'on ne comprenait pas, ou trouvait trop humain. Mais Pestalozzi avait uvr. Il avait montr, par l'exemple, l'emploi des leons de choses et de langage par lesquelles il pensait rgnrer l'humanit. Ses disciples et ses successeurs ont gard la chose, mais ils en ont peu peu trahi l'esprit. Et ces leons qui devaient, suivant le Matre, dvelopper l'homme en l'enfant, on s'en sert aujourd'hui pour faciliter la mmoire et l'acquisition.

Pestalozzi, dont le rve tait d'duquer les enfants du peuple, avait introduit le vrai travail manuel dans ses coles. Il y voyait le salut par le travail de ses petits pauvres. Et l'Ecole du Travail est ne en Allemagne, et ne rpond cependant point l'esprit humanitaire de Pestalozzi.

Frbel subit le sort commun. On le contrecarra d'abord dans la ralisation de son uvre belle et grande, parce que justement trop belle et trop grande. (La Prusse et le Conseil Fdral demandrent, en 1826, la fermeture de l'Institut Allemand de Keilhau, qu'il avait fond et qu'il dirigeait.) Et cependant l'ide frblienne, comme  aujourd'hui celle de Mme Montessori, a t moins dforme peut-tre, parce que se rapportant plus particulirement aux jeunes enfants — lesquels n'intressent que fort peu le capitalisme.

Ils ont t mconnus aussi, tous les humbles artisans de l'Ecole du Travail allemande. S'ils voulaient un jardin l'cole, un atelier — presque une usine — une imprimerie, c'tait moins pour inculquer aux enfants, par ce dtour, les proprits des matires et leur emploi que pour les initier la grandeur du travail — et du travail sous toutes ses formes, manuel et intellectuel. Mais il y avait les programmes, il y avait les examens, il y avait la socit entire qui veillaient et enjoignaient de s'occuper plus spcialement de l'acquisition, socle ncessaire l'ordre capitaliste. Ils durent alors, les initiateurs de l'Ecole du Travail vritable, composer avec les ides de leurs matres. Il fallut prouver ceux-ci que le travail manuel, aux champs et l'atelier, facilite au lieu d'entraver l'acquisition des connaissances, que l'lve s'instruit davantage en ralisant manuellement ce qu'on a voulu jusqu'ici lui apprendre verbalement : bref, que le travail, tel qu'il est introduit dans ces coles, est un adjuvant prcieux, une  illustration  ncessaire des belles leons. Et ce n'est qu'aprs avoir donn ces preuves de civisme que l'Ecole du Travail est pu pntrer, ainsi affreusement mutile, dans les coles publiques allemandes.

Comme on le voit, si les grands pdagogues ont t en gnral d'ardents rvolutionnaires, proccups surtout de dvelopper l'enfant dans le sens social et humain sans trop s'embarrasser des contingences, il n'en a pas t de mme de ceux qui, esclaves de la socit, ont interprt leurs doctrines pour les faire servir bassement l'ordre social actuel. Si quelques-uns d'ailleurs, parmi ces ducateurs salaris, voulaient se rappeler les leons et l'exemple de leurs matres, l'Etat savait bien vite les amener au  sens des ralits .

Mais ce n'est pas par sa seule arme  d'instituteurs  son service que l'Etat influence l'ducation et lui insuffle l'esprit capitaliste que nous lui avons vu. D'autres causes plus profondes, mais non moins dterminantes, se liguent contre une cole du travail libre et humaine : C'est, d'une part, la dsaffection gnrale du travail dans une socit o le travail ne suffit pas toujours faire vivre ; — et, d'autre part, l'avarice capitaliste pour tout ce qui est simplement humain, et aussi un fait plus brutal dont la ralit vient de se manifester : le dsordre capitaliste, qui, dans les pays vaincus — Autriche et Allemagne — tue l'cole, en attendant de nous conduire, nous aussi, la dcadence — moins que les travailleurs se dcident enfin rtablir l'ordre social.

La dcadence et la mort de l'Ecole sont le rsultat du dveloppement formidable du capitalisme ; c'est pour aboutir cette impasse que l'cole  gratuite et obligatoire  a, pendant un demi-sicle, instruit les travailleurs. Devant cette faillite, on comprend enfin le danger d'une instruction qui va l'encontre du progrs humain ; on voit qu'il ne suffit plus de dvelopper, d'amliorer, de  rformer  l'enseignement. Il faut le  transformer  (4) — selon le mot de M. Ad. Ferrire, qui n'est cependant pas communiste — il faut le rvolutionner.

L'cole actuelle est fille et servante du capitalisme. A l'ordre nouveau doit ncessairement correspondre une orientation nouvelles de l'Ecole Proltarienne.

 

C. FREINET.

 

(1) Les pdagogues sont des rvolutionnaires, dit J.-H. Fabre ; presque toujours les rvolutionnaires sont des pdagogues ; et les plus grands d'entre eux sont ceux qui ont assez de force pour chapper la contrainte sociale qui, trop souvent, ravale l'individu... Ah ! ils ne sont pas nombreux ceux-l... ils mritaient d'tre maudits par une Socit qui persvre dans l'injustice.  (L. Mathon. - Mes entretiens avec J.H. Fabre sur l'Education - Delagrave, 1828.)

(2) Rousseau. - L'Emile, livre III.

(3) Voir notre tude sur Pestalozzi, ducateur du peuple. - Clart, n42

(4) Ad. Ferrire. - Transformons l'cole. (Ble - Azed.)