Contre un enseignement livresque,
l’imprimerie à l’école
Clarté, n° 75, juin 1925, Rubrique : Vers l’Ecole du Prolétariat

Pour répondre aux questions de plusieurs de nos lecteurs, nous avons demandé à notre camarade Freinet de nous raconter comment il applique lui-même dans sa classe sa nouvelle méthode d’Imprimerie à l’Ecole. Nous signalons tout spécialement à nos camarades instituteurs cette intéressante innovation et les prions de nous faire part à ce sujet de leurs critiques et de leurs suggestions.

Baser tout notre enseignement sur les besoins et l’intérêt de l’enfant - et non sur nos croyances ou nos désirs, à nous, adultes - est certainement le rêve des meilleurs pédagogues contemporains (1).
Mais les nécessités d’un enseignement populaire, dans des classes nombreuses, le permettent-elles ?
Un bon maître peut organiser la succession des leçons et des devoirs de façon à s’appuyer constamment sur l’intérêt dominant et les besoins spontanés de sa classe. Mais sur quels textes imprimés fera-t-il l’apprentissage de la lecture qui demande un effort incessant ? Comment choisira-t-il les livres ?
Il prendra un de ces récents manuels où les diverses leçons sont soigneusement réparties selon un ingénieux système de centres d’intérêt (2). Et ce changement, du moins quand on ne considère que les intérêts dominants que le Dr Decroly a excellemment définis, est nettement un progrès.

  1. Voir notamment : Ad. Ferrière : L’Ecole active, T. I et II et La Pratique de l’Ecole active (Edit. Forum) ; Decroly et Boon : Vers l’Ecole rénovée (F. Nathan).
  2. Le système des Centres d’intérêt consiste à faire pivoter toutes les disciplines de l’école- et cela durant un jour, une semaine ou un mois -, autour d’un Centre d’intérêt. Le Dr Decroly distingue notamment : a) la connaissance par l’enfant de sa propre personnalité ; b) la connaissance des conditions du milieu dans lequel il vit. C’est en partant de ces deux domaines fondamentaux de connaissances qu’il a établi un système d’idées associées.

Mais qui donc cataloguera, qui aura la prétention d’immobiliser dans un livre une vie aussi mobile et aussi diverse, selon les régions, que celle de nos petits écoliers ?
On installe aujourd’hui le poêle dans la classe et tout le jour les élèves ont devant les yeux ce meuble nouveau qui s’ajoute ainsi aux choses familières. Ils s’intéressent au feu, à la flamme, à la fumée. Ils veulent s’approcher, sentir la chaleur. Il faut nécessairement parler du poêle et du chauffage.
Mais votre système de centres d’intérêt n’a pas prévu cette leçon pour ce jour-là ! Laisserons-nous passer une occasion unique d’enseigner sur ce sujet quelque chose qui se grave dans l’esprit de l’enfant, parce qu’attendue et désirée ?
Une chauve-souris est tombée dans la cour. Il n’y a pas à hésiter : il faut en parler, d’abord parce que c’est une excellente occasion, mais aussi parce que vous entraîneriez bien difficilement les enfants fascinés à un autre travail - qui serait d’ailleurs fait sans entrain ni plaisir.
Il a fait un violent orage, cette nuit. Les enfants ont entendu le tonnerre gronder ; ils se sont caché la tête sous le drap pour ne plus voir l’éclair. Ils en sont encore tout émus en arrivant en classe. Canalisons, exploitons cette émotion ; et voilà une leçon qui se termine par une lecture du plus haut intérêt.
Si c’est un livre ou une répartition impeccable qui donne le ton à la classe, qui lui indique le matin quel sera le centre d'intérêt de la journée, nous perdons le bénéfice de l’intérêt véritable. A quelques rares exceptions près, nous sommes amenés à susciter à l’école un intérêt spécifiquement scolaire, en rapports factices avec la vie. La vie de l’école se juxtaposera, une fois de plus, à la vie de l’élève. Mais l’école ne sera pas, comme nous le voudrions, une manifestation plus riche et plus intense de la vie.

La Vie
Quittons donc le manuel et laissons vivre nos élèves.
Ils arrivent, ce lundi matin, l’esprit et les yeux tout pleins encore de l’orage qui, hier, a en quelques instants blanchi la campagne de petits grêlons. Allons-nous parler de la vie des plantes, comme nous en avions l’intention ? Laissons dire, demandons une précision, là, donnons-la ailleurs, tâchons de pousser plus avant l’observation enfantine, nécessairement superficielle, et composons :
« La grêle. - Les giboulées de mars ont commencé. Hier, à trois heures, il est tombé beaucoup de grêle. Les grêlons, gros comme de petites billes, tombaient droit et tambourinaient sur les tuiles et sur les vitres. En quelques instants, la campagne était toute blanche. Nous étions contents et nous faisions des pelotes, mais nos parents disaient : notre pauvre campagne ! »
On lit avec enthousiasme - et un enthousiasme que je n’ai jamais vu en défaut - ce texte vivant. Trois ou quatre enfants le composent pour l’imprimerie ; c’est l’affaire de quinze à vingt minutes. Et même ceux qui ne lisent qu’en syllabant composent assez rapidement. Durant ce travail, pour lequel le maître n’a nullement à intervenir, les autres élèves continuent leur besogne ; lecture individuelle, copie ou exercice se rapportant au sujet d’étude, devoirs de calcul, selon des méthodes plus individualisées et tendant à l’auto-éducation.
La composition terminée, on imprime. Avec une presse à main pourtant rudimentaire, 100 imprimés sortent en cinq ou dix minutes : un exemplaire que chacun collera dans son livre de vie ; quelques exemplaires supplémentaires pour les absents. Et parfois, le soir, un petit dévoué porte les leçons du jour à son camarade malade qui se tient ainsi au courant de la vie de la classe. Trente-cinq imprimés sont destinés à nos camarades de l’école de J... ; quarante à ceux de l’école de F... Et tantôt un grand expédiera à leurs adresses ces fragments de vie.
Il est vrai qu’à dix heures aussi, le facteur apparaîtra, apportant deux envois des écoles de J... et de F... Et vous pouvez juger de l’entrain avec lequel nos élèves vont dévorer ces autres fragments de camarades qui habitent bien loin, dans des régions dont ils ne peuvent pas encore se figurer la place, mais dont ils apprennent ainsi la principale vie qui les intéresse : celles d’autres enfants.
Quelle richesse de lectures ! ne croyez-vous pas ? Et non plus des lectures d’un intérêt factice, rapporté. C’est la vie elle-même qui enseigne aux petits écoliers.
Pour se rendre compte de la valeur immense de cet intérêt, nous croyons utile de reproduire cette appréciation du Dr Decroly sur une des causes essentielles de la faillite de l’école :
« Actuellement, d’après les évaluations les plus optimistes, 15% à peine des enfants profitent de l’enseignement primaire. Des 85% restants, une bonne partie, non seulement ne tire qu’un avantage restreint du passage à l’école, au point de vue des acquisitions dites indispensables, mais subit même à certains égards un préjudice plus ou moins considérable représenté surtout par des habitudes de distraction, de désintéressement pour l’activité intellectuelle, de dégoût pour l’étude, souvent de paresse, et, ce qui est plus grave encore, d’aversion pour le travail en général. » (Vers l’Ecole rénovée, par Decroly et Boon)

Mais, première objection
Les élèves ne perdent-ils pas un temps précieux ?
C’est une objection de poids.
Et admettons même que les cinq ou six élèves qui, à tour de rôle, composent le texte à l’imprimerie, perdent ainsi quinze à vingt minutes. Peut-on, pour cela, condamner impitoyablement une technique qui rend à ce point une classe vivante ? Si vous voyiez, vous tous qui connaissez l’ennui, l’invincible ennui de l’enfant qui ouvre son livre « à la page suivante », si vous voyiez vingt-cinq élèves frémissants devant le papier qui va sortir imprimé : A-t-on encré régulièrement ? N’y a-t-il aucune faute ? Et les moins avancés s’acharnent sur leur imprimé pour s’assurer que toutes les lettres sont bien à leur place. Puis tous lisent avec avidité, car il s’agit de bien lire, comme on veut bien parler.
Tous les devoirs ayant ce texte pour base sont accueillis avec la même joie parce que nous sommes en présence d’un centre d’intérêt véritable.
Et cet intérêt, cette vie, les élèves la paieraient trop cher en leur sacrifiant quinze à vingt minutes tous les deux ou trois jours ! Ah ! si toutes les minutes perdues étaient aussi fécondes !
Ce n’est pas seulement l’égoïste vie d’une école qui ressuscite ainsi. Car l’imprimerie permet à deux, trois classes éloignées de correspondre à peu de frais, de s’interpénétrer, de joindre leurs vies pour élargir et approfondir le cercle restreint de chacune. Et c’est là, à mon sens, une source éducative du plus grand avenir.
Mais, je soutiens, de plus, que l’enfant qui compose au composteur est loin de perdre son temps. Alors qu’il faut des prodiges de contrainte et de diplomatie pour obtenir d’un élève qu’il regarde un texte durant quelques instants, voilà nos petits imprimeurs qui ont les yeux fixés sur leur modèle pendant quinze à vingt minutes. Et quelle attention ! Car ce n’est pas là un vulgaire exercice de copie dont on corrige facilement les fautes, même nombreuses. Il faut une copie parfaite. Les accents même, la ponctuation, quelle importance n’acquièrent-ils pas ? Il est impossible aussi que ce travail mécanique, qui consiste à placer les caractères les uns à côté des autres en séparant les mots par des blancs, n’aide pas à l’apprentissage de la lecture et de l’orthographe.
Ainsi : attention longuement fixée sur un texte ; nécessité d’un travail parfaitement fini ; apprentissage mécanique de l’orthographe, tels sont, à mon avis, les avantages directs, pour l’enfant compositeur, de l’emploi de l’imprimerie.
Le temps m’a manqué, jusqu'à présent, pour essayer de mesurer ce profit. Mais ce que je sais certainement, c’est que, durant six mois pendant lesquels l’intérêt n’a pas un instant faibli, la lecture, l’orthographe et la composition sont en progrès marqués. Et surtout - preuve pour moi que ce travail d’imprimerie n’est pas seulement un jeu - aucun élève n’a jamais demandé à ne pas imprimer, malgré les difficultés relatives de cette pratique.

Deuxième objection
Ce procédé n’est-il pas trop coûteux ?
Il est au contraire singulièrement économique. Avec 100 ou 150 francs, un constructeur dévoué pourrait nous procurer une petite imprimerie complète, permettant le tirage des textes de douze à quinze lignes, ce qui est une bonne normale. Les mairies pourraient acheter ces imprimeries comme elles nous procurent - parfois !... - des cartes, des livres ou autre matériel d’enseignement. Ou bien les coopératives scolaires arriveraient assez vite à faire cette dépense initiale.
Ce matériel une fois acheté, quelques dizaines de francs suffiraient chaque année pour : assurer la refonte des caractères usés, renouveler ou améliorer une partie du matériel, acheter de l’encre bleue, noire, rouge, décorer avec de jolies vignettes. Car, sans être professionnel, n’importe quel maître, et les enfants eux-mêmes, arriveront bien vite à obtenir de leur imprimerie des combinaisons nouvelles inespérées.
Seule la dépense initiale est un peu élevée ; mais elle permet une réelle économie puisque, avec vingt francs de papier et trois francs d’encre, nous ferons des milliers d’imprimés. Et nous pourrions alors acheter les livres de bibliothèque dont nous avons reconnu la nécessité.

Troisième objection
Méthode possible seulement dans les écoles peu nombreuses, dira-t-on encore.
Telle que nous venons de l’exposer, elle est singulièrement souple, s’adaptant aussi bien aux classes chargées des villes qu’à celles à plusieurs divisions de nos villages.
Mais elle demande certainement une vie nouvelle de la classe, toute basée sur la coopération entre les élèves d’une part, et aussi entre maîtres et élèves. C’est la condamnation de la routine qui fera place à un incessant intérêt. Cette technique renouvelée est toute à découvrir. Mais ce sera le triomphe de l’école active et sur mesure dont la réalisation dans les écoles primaires a semblé si longtemps utopique.
Mais cette vie, pourra-t-on encore objecter, est-elle susceptible de donner à l’enfant les connaissances qu’on attend de l’école ? Et si la vie - la vie totale, s’entend, et non la vie limitée et fermée de l’école actuelle - si la vie ne peut pas donner l’éducation et l’instruction, par quels procédés sophistiqués peut-on raisonnablement les obtenir ?
Un fait m’a frappé d’ailleurs. Lorsque je parcours la série des titres de 200 pages de notre livre de vie (deux premiers trimestres), je constate que la répartition des sujets est à peu près celle que préconisent les partisans des centres d’intérêt. Voici l’automne avec les fruits, les champignons, le vent - les conscrits aussi. Puis l’hiver avec l’étude des divers moyens de se garantir du froid. Le printemps, si riche d’impressions avec les fortes pluies, la grêle, les éboulements - mais les premières fleurs, les batailles de fleurs - les cirques richement décorés ; avec aussi son cortège de grippes qui, périodiquement hélas !, vident presque nos classes.
Et je constate avec satisfaction et humilité que ces répartitions selon l’intérêt dominant des enfants, répartitions qui n’ont rien demandé moins que le génie d’un Dr Decroly, cette répartition s’est faite tout naturellement dans ma classe vivante, où je n’ai imposé aucun sujet, me contentant d’écouter, de diriger la conversation, de synthétiser et de mettre en ordre, et en français, les idées de mes élèves.
Je ne dirai pas prétentieusement que, par cette technique de l’imprimerie, j’ai rejoint le Dr Decroly. C’est lui qui, par un long détour, a ramené la science pédagogique à son point de départ : le bon sens et la vie. Mais ces systèmes que nous allons, comme à plaisir, chercher si loin, ils sont là, dans les yeux vifs et dans les petites têtes de nos enfants.
Mais seule l’imprimerie a rendu possible la réalisation de cette vie. Et je voudrais bien que tous ceux qui liront ces lignes parviennent à vivre un jour, intensément, comme je vis depuis six mois dans ma classe renouvelée.
  1. Freinet

N.-B. - Je me ferai un plaisir de répondre plus longuement et de donner tous les renseignements utiles à ceux qui voudront bien m’en faire la demande.