- salir
- Paul Le Bohec
-
- Un verbe pour lequel les frénétistes ont une
application toute trouvée...à moins qu'ils n'en
fassent un verbe générique qui recouvrirait à
la fois : dessiner, barbouiller, gribouiller, tacher, souiller,
polluer, dégrader, marquer, peindre, démolir,
déchirer, débiner, calomnier, diffamer,
médire, flétrir, ternir, ruiner, tourmenter,
torturer, effacer, invectiver, injurier, détruire ...
- Le problème est toujours le même : de ce verbe,
comme de tous les autres, il s'agit de se faire un outil pour
essayer de tirer son épingle du jeu difficile de la vie
où l'on se trouve parfois très profondément
impliqué sans qu'on n'y ait été
véritablement pour rien. Et nous, les enseignants, quelle
aiguille à mieux tricoter la vie pouvons-nous en tirer pour
aider les enfants à s'en sortir au mieux ? Si, du moins,
notre parcours de vie nous a amenés à le
désirer pour eux - et, peut-être, pour nous,
à travers eux.-
- Dans leur ensemble, les verbes cités plus haut ne
respirent pas la gentillesse, l'honnêteté, la
reconnaissance, l'amour. Comme "subir" qui peut déboucher
sur le masochisme, la pulsion du "salir" peut conduire au sadisme.
Cependant, je pense que, loin de ces extrêmes, la
pédagogie Freinet peut faire de cette tendance
incontestable un élément très positif. Ici,
il est encore question du pouvoir, mais du pouvoir infligé
et non plus subi. Lorsqu'on consulte la liste des formes qu'il
peut prendre, on s'aperçoit qu'il peut s'appliquer aux
choses et aux êtres. Commençons par les
premières. J'ai deux anecdotes parlantes à ce sujet
: enfant, Jean avait été mal
considéré par sa famille. Celle-ci ne s'était
pas aperçue qu'il était myope. Cela lui donnait un
air lunatique ; il avait toujours l'air d'être ailleurs.
Alors qu'il était très intelligent, on le
considérait un peu comme "innocent". Il vivait en
solitaire et, faute de relations normales avec ses frères
et soeurs, il ne lui restait que celles qu'il pouvait
établir avec les objets. Mais, sans doute pour se venger de
compter si peu, leurs relations étaient conflictuelles et
même brutales. Leur foncière résistance
irritait le garçon. Il les insultait, il les contraignait
à se soumettre. Et il développait une énergie
extraordinaire pour parvenir au résultat qu'il avait
décidé. Mais l'accumulation de joies qu'il recevait
de ses régulières réussites lui donnait une
puissance de vie qui lui permettait alors de pôovoir
pleinement exister.
- Autre exemple : à Rennes, une tagueuse a
été arrêtée à son cent
vingt-septième tag. Elle s'en est expliquée. Ce qui
la poussait, ce n'était nullement son désir de
manifester son existence en marquant la ville de ses "signatures",
ni le plaisir de défier la police comme le font certains,
ni la vengeance contre une société trop bien
installée, non, c'était la provocation d'une
surface vierge. Dès qu'il en apparaissait une nouvelle,
elle se devait d'en prendre nécessairement possession..
Elle ne pouvait résister à son désir de
démolir cette insolente perfection. "Il ne faut surtout pas
commencer, disait-elle : dès le cinquième ou
sixième tag, le plaisir découvert est tel qu'on ne
peut plus y renoncer."
- Déranger une surface, c'est une tentation très
répandue : marcher le premier dans une cour couverte de
neige vierge ; déranger délicieusement l'eau
parfaitement immobile d'une piscine en y plongeant le premier ;
tracer des lignes sur une plage que la marée vient
d'égaliser...C'est un type de plaisir si facile à
obtenir qu'on s'en lasserait rapidement s'il était souvent
renouvelé. Mais c'est parfois intentionnellement que l'on
présente des surfaces attirantes. La femme du "Lisse", par
exemple, multiplie les provocations : cheveux magnifiquement
ordonnés, maquillage parfait, vêtements
immaculés, bas tendus sur les jambes. Pourquoi ? mais,
pourquoi donc ?...Pour donner à l'homme l'envie de la
chiffonner !
- Les personnes se trouvent aussi souvent attaquées. La
tentation en est constante. On les débine, on les descend,
on les démolit, on les rabaisse, on leur rabat le caquet.
J'ai pu très souvent le vérifier. Lorsque je fais
pratiquer la méthode naturelle de mathématiques,
quelqu'un, fréquemment un garçon d'ailleurs, se
précipite presque immédiatement pour manifester son
savoir. Son intervention est souvent accueillie par des
sifflements d'admiration, plus ou moins ironiques. Sur le tableau,
je porte une flèche verticale de dix centimètres
à son nom. Et une deuxième, au-dessus, s'il se
manifeste à nouveau. Mais s'il récolte une
troisième flèche, le silence qui s'établit
est si chargé de menaces qu'il prend alors la
décision de ne plus ouvrir la bouche. En effet, il sent
alors que le groupe commence à le regarder de travers car
il bouscule son désir d'homéostasie,
c'est-à-dire qu'il remet en cause l'équilibre
général. Au début, il n'y avait qu'un seul
pouvoir : celui de l'animateur. Et voilà que quelqu'un
tente de se dégager de l'humble troupeau. Aussi, la
réaction est-elle rapide. - "Plus de têtes, rien que
des pieds." disait Delbasty, en 68, à ceux qui contestaient
les leaders" -
- Mais, la plupart du temps, une réaction mi-figue
mi-raisin se produit dès la première flèche
: "C'est pas étonnant, sa mère est prof de maths".
"C'est son voisin qui lui a soufflé la réponse."
"Pour se préparer à cette séance, il a
étudié ça, dans un livre, hier soir"."Il n'a
aucun mérite"
- Cependant, pour empêcher que la santé sociale du
groupe ne se dégrade trop, j'accorde également une
flèche à quelqu'un qui a témoigné
d'une grande gentillesse, une autre flèche à celui
qui a su faire rire, une autre à celle qui a
témoigné d'un esprit de justice, une flèche
d'honnêteté à celui qui a rapporté une
idée juste que sa voisine n'avait pas osé lancer
dans le groupe...etc. Alors, c'est l'explosion des rires : tout le
monde propose des flèches pour des motifs souvent
saugrenus. Je laisse le groupe se saturer de petites folies, puis,
lorsqu'il a retrouvé sa santé intellectuelle,
j'expose mon idée en dessinant sur le tableau. " Lorsque
quelqu'un se distingue et crée alors un
déséquilibre, on peut rétablir la situation
de deux façons : ou bien on le rejoint à son niveau
ou bien on le ramène au degré zéro ante. "
- " Ah! ça ira, ça ira : les aristos à la
lanterne,
- Ah! ça ira, ça ira : celui qui
s'élève, on l'abaissera".
- Le mieux évidemment, c'est de chercher à
s'élever. Dans une classe Freinet qui ouvre tant de champs
de réussite, chacun peut trouver sa voie sans avoir
à éprouver de sentiments négatifs.
D'où le succès du planning de lancement. Mais c'est
encore beaucoup plus net avec "les arbres de connaissance". En cas
d'interrogation sur ce qu'il vaut, un enfant peut à tout
moment se rassurer en consultant son blason de brevets. Et il peut
également se réjouir d'avoir contribué au
développement de l'arbre de la classe. Au début de
l'établissement de cet outil, les instits ont
été surpris de l'apparition d'une très grande
quantité de brevets dans des domaines non-scolaires. Ils
ont eu la sagesse de les accepter. De son côté, parce
qu'il avait toujours considéré l'enfant dans sa
globalité, Freinet disait qu'une réussite dans un
domaine favorisait des réussites dans tous les autres.
Donc, à priori, deux solutions : abaisser les autres ou
s'élever soi-même. Mais quand on est dans une classe
Freinet, il existe une troisième solution : la
sérénité, l'indifférence aux
avancées des uns et des autres parce que l'on a eu beaucoup
d'occasions de se trouver rassuré sur soi-même.
- De toute façon, nous pouvons offrir des moyens de
compenser, de se rattraper, de se rééquilibrer. Sur
le plan du "salir", nous ne sommes pas démunis. Nous avons
pu vérifier combien, par exemple, le dessin-peinture
pouvait être le terrain de profonds investissements. Pour un
peu, dans une classe que j'ai pu suivre de près, cette
activité aurait tout envahi. Dès qu'elles avaient
une seconde, les fillettes se précipitaient sur les crayons
ou sur les pinceaux. Il n'y avait pas de temps mort : alors que la
précédente n'était pas encore achevée,
l'idée d'une nouvelle création se mettait
déjà en place dans l'esprit. La motivation
était vraiment intérieure : aucune exposition dans
la classe, ni de présentation aux autres, ni de jugement de
la maîtresse qui se contentait de signaler parfois une
nouveauté afin d'élargir au maximum le champ des
possibles. Trop pris par leur passion, et immergés dans le
désir-selon-soi, les enfants ne se préoccupaient pas
de se rassurer, d'être acceptés par le groupe. Ils y
étaient devenus indifférents.
- Pour les enfants, pour la maîtresse, pour moi, pour tout
le monde, la dominante, c'était la recherche
esthétique. Cependant, un événement m'a
entraîné à considérer
différemment les choses. Dans ma classe, pour des raisons
de carence organisationnelle du maître, le dessin pouvait
seul s'épanouir. Mais nous étions loin de la passion
de l'autre classe. Cependant, un jour, une surprise : Christian,
un petit Parisien mis en pension chez sa grand-mère parce
que ses parents sont en train de divorcer m'apporte une feuille en
disant : "Tiens, monsieur." Un cadeau de ce garçon
taciturne, quel événement ! Mais je déchante
très vite : en effet, il m'a bien arrangé :
"Monsieur Le Bohec aux cabinets ; MLB qui fait le marché ;
MLB qui va en prison parce qu'il a renversé l'armoire
exprès ; Christian qui va battre MLB ; la face de MLB."
C'était la première fois que je voyais un dessin
à sous-bassement psychologique. Je m'en suis d'autant moins
formalisé que, peu de temps auparavant, la grand-mère
m'avait dit que ce garçon détestait les hommes dont
je n'étais, donc, que le représentant.
- Par la suite, j'ai eu l'occasion de travailler sur :
"Qu'ont-ils fait du dessin ?" (éditions ICEM), brochure
rédigée à partir de 3000 dessins. A cette
occasion, de nombreuses possibilités de son utilisation
ont été mises au jour. Au cours de leur
première année de C.M., les enfants se sont
contentés de butiner. Mais, avec le temps et la grande
quantité de productions, la plupart des enfants ont
débouché au C.M.2 sur des territoires qu'ils ne se
savaient pas espérer. Cette fois, il s'agissait bien de
salir. Très rarement, d'ailleurs, les espaces blancs
offerts par la feuille, mais le plus souvent, des personnages
réels. Faute de pouvoir réellement éliminer
leurs oppresseurs, ils leur faisaient subir symboliquement bien
des malheurs pour les reculer progressivement dans
l'arrière-fond en tant que motifs de souffrance. J'ai pu
étudier en particulier 357 dessins d'un enfant sur deux
années. Contrairement à ses camarades auxquels il
avait fallu plus ou moins de temps pour découvrir les
possibilités de ce langage, il s'était lancé
à l'assaut dès le premier jour. Et, au total, sa
production se révéla d'une parfaite
homogénéité : ce n'était que nez
déformés, oreilles d'ânes, têtes de
moutons, mains coupées, bras liés, pieds absents,
têtes écrasées, couteaux aiguisés, 40
visages abîmés, 30 accidents, 15 annonces de mort, 12
tués, 13 chutes... Faute de pouvoir agir dans la
réalité, ce garçon tentait ainsi de se venger
de son quotidien tourmenteur. L'examen superficiel de la
production de la première année de cette classe ne
m'avait pas permis de voir grand-chose. Mais en regardant les
choses d'un peu plus près, je me suis aperçu par la
suite que, déjà, à ce moment-là,
beaucoup n'hésitaient pas à "salir" de multiples
façons : en gribouillant des visages, en ridiculisant de
diverses manières une même silhouette, en s'attaquant
à ce qui faisait souffrir...Et moi, stupidement, j'avais
tendance à mépriser ce genre de production qui ne
rentrait nullement dans mes cadres esthétiques. En
réalité, il s'agissait à chaque fois d'une
sublimation, c'est-à-dire de l'inscription d'une pulsion de
détruire dans une activité socialement
acceptée. De cette façon, on pouvait tranquillement
tout dire. C'est ce que, de son côté, Patrick a
également réalisé dès le premier
jour de son C.M.1. Et il a passé le reste de son
année à liquider physiquement un personnage
puissant. Cependant, il lui a suffi d'une seule année pour
régler son problème : une fois le meurtre symbolique
accompli, il a versé dans l'esthétisme. A l'inverse,
Eric M. qui s'était tranquilement installé dans le
réalisme au cours de la première année, a
soudain basculé dans l'imaginaire au C.M.2. Et il s'en est
payé. Comment ! lui aussi, ce garçon si sage...?
- Mais, dans ce domaine de l'amélioration de leur
santé psychique, les enfants peuvent également
utiliser les langages que l'école a su mettre aussi
à leur disposition. A condition évidemment qu'ils
s'y sentent autorisés et qu'il n'y ait pas de risque de
retour du bâton. C'est ainsi que, par écrit, des
agressions se produisent également. Cependant, par
précaution, toujours sur le plan symbolique. Du grand
frère, on fait un chat, victime de la souris. Le
père autoritaire : une vieille mémé à
moto à qui il n'arrive que des malheurs. Le père
injuste, un clown qui ne saurait faire rire. L'enfant têtu,
la trousse récalcitrante, etc.
- Oralement, on a pu également entendre bien des choses :
un dialogue sur la mort, l'expression d'une trop grande solitude,
la haine mortelle vouée à un petit frère,
l'amour pour la nouvelle petite soeur, la dénonciation de
la pédophilie d'un père...
- Après l'utilisation bénéfique du "salir"
sur le plan des santés sociale et psychique, parlons
maintenant de la santé intellectuelle. Pour progresser dans
la connaissance, le groupe a besoin de "ruiner" toutes les
hypothèses fausses qui se trouvent
présentées. Or si "tout individu est partial et
passionné - ce qui favorise l'invention - la critique du
groupe permet, grâce à l'intersubjectivité, de
découvrir des hypothèses, des théories qui
résistent et qui constituent provisoirement le savoir
objectif." (Popper). Au début, la critique est souvent
subjective. Mais lorsque la sérénité s'est
installée, la méthode critique devient rapidement
efficace parce qu'elle se place alors uniquement sur le plan de
l'objectivité.
- C'est vrai que toute critique pourrait faire des
dégâts. Mais quand c'est l'idée qui est
attaquée et non la personne qui l'exprime, le groupe peut
réaliser des progrès. Démolir devient alors
un devoir...En Italie, j'ai blessé des sensibilités
parce que j'émettais des critiques qui auraient
été très bien acceptées dans notre
pays. A Sienne, au cours d'une séance, Luciana
était venue me trouver pour m'interroger sur les raisons de
mon agressivité. J'ai répondu : "Je me croyais en
France". Chez nous, la critique d'une idée n'est pas
automatiquement ressentie comme une critique de la personne qui
l'émet. On pratique souvent, d'ailleurs, l'entretien
dialectique cher à Socrate, entretien au cours duquel on
unit ses efforts pour essayer de déboucher sur la
vérité. Ou, comme le dit, à peu près,
Popper : "Dans une discussion, il ne doit y avoir ni
vainqueur, ni vaincu, mais la possibilité pour chacun de
repérer et d'améliorer son point de vue". (Nous
dirions maintenant : "ses représentations mentales".)
- Après les santés psychologique, intellectuelle
et sociale, il faudrait examiner le rôle que pourrait jouer
le "salir" sur la santé physiologique. Mais sur ce plan,
pour l'instant, je ne vois absolument rien. C'est au contraire,
me semble-t-il, le non-salir -la propreté- qui pourrait lui
être favorable. A moins que le grimage, les
déguisements...?
- Voilà donc un verbe qui ne semblait pas très
sympathique au premier abord. Mais c'eût été
une erreur de le classer dans une seule catégorie. Cela
n'aurait pas correspondu à la réalité du
monde. Entre le bien et le mal, les choses ne sont jamais faciles
à définivement définir. Comme la langue
d'Esope, tout peut être utilisé en positif ou en
négatif. Cependant, il appartient aux enseignants de
tirer le maximum de ce verbe pour en faire
bénéficier les enfants. La route est
entièrement ouverte puisqu'il s'agit essentiellement de
travailler sur les langages, de les améliorer, de les
maîtriser. C'est d'ailleurs ce que demande l'administration.
Cependant, on n'y parviendra pas par des exercices, mais en
donnant aux enfants la possibilité de construire et
d'utiliser ces langages, comme ils le veulent, même si cela
peut paraître aberrant à des esprits malades de
rationnalité. Maintenant, nous sommes de plus en plus
informés de l'existence du sous-bassement profond de la
personnalité. Nous ne nous contentons plus de
considérer les enfants comme des personnes qui doivent
obligatoirement se glisser dans le scaphandre de
l'élève. Nous avons à les prendre dans toute
leur complexité. Cependant, nous sommes des instits et non
des psychothérapeutes. C'est à nous de permettre aux
enfants d'être leur auto-thérapeutes, d'être
thérapeutes d'eux-mêmes, s'ils le désirent,
s'ils en ont besoin , et à leur manière. La plupart
du temps sans même savoir ce qu'ils font. Et sans que nous
ayons, nous, guère d'autre fonction que d'organiser la
liberté, le temps, le milieu, afin de favoriser le
déploiement de cette production souvent si
nécessaire. Nous, les freinétistes et
assimilés, nous pourrions faire de "salir" un verbe
générique qui recouvrirait : dire, chanter,
écrire, dessiner, calculer, mathématiser,
peindre.........pour : exprimer, raconter, symboliser, sublimer,
user, effacer, éloigner, se distancier, se délivrer,
s'équilibrer, composer, créer, construire, orner,
enchanter, s'enchanter, réfléchir, apprendre,
maîtriser, savoir, agir...
- Paul Le Bohec