Apprendre à lire le français

par Paul le Bohec

En Italie, on ne peut être que partisan de la méthode syllabique. En effet, l'italien est bâti sur six voyelles. Pour former des mots, on les associe à une vingtaine de formes consonantiques. Mais, pour éviter toute ambiguïté, la langue a rigoureusement fixé la prononciations des signes: un sa se dira toujours sa et un ti toujours ti (seule exception: l'adoucissement du c et du g devant e et i). Ce qui, face au nombre restreint des possibilités de combiner les signes, contraint la langue italienne à jouer sur la longueur des mots pour en augmenter le nombre. Et, corrélativement, pour que l'expression orale soit suffisamment porteuse de sens, elle a favorisé la rapidité de la prononciation en éliminant les hiatus: par exemple, les mots français docteur, absent, obstacle se disent dottore, assente, ostacolo

Mais qu'en est-il de notre propre langue? Dans son ouvrage: Histoire d'une langue, le français (Editions Sociales), le linguiste Marcel Cohen souligne la tendance constante de la population française au raccourcissement des mots. Cela s'entend encore aujourd'hui: là où les Italiens disent la metropolitana, la professoressa, les Français disent le métro, la prof. Cette tendance se perçoit également dans les noms des villes. On est passé de: Antipolis, Avaricum, Burdigalia, Dividorum, Durocortorum, Lugdunum, Lundunum, Rotomagus... à Antibes, Bourges, Bordeaux, Reims, Metz, Lyon, Laon, Rouen... Et le nombre des noms de ville d'une ou deux syllabes est considérable: Caen, Nantes, Brest, Sète, Nice, Nîmes, Gap...

Mais comment, avec une si grande quantité de mots courts, le lexique a-t-il pu être suffisamment riche pour exprimer tous les aspects du monde? Eh bien! la langue a utilisé trois procédés:

1. L'orthographe.

Là, où les Italiens écrivent: tanto, concia, tempo, tafano, tendi, tende, te ne, les Français écrivent: tant, tan, temps, taon, tends, tend, t'en, tous mots qui ne se distinguent que par l'écriture. Ainsi, pour en augmenter le nombre, la langue a d'abord nasalisé les voyelles de base: à partir de a,e,i,o,u, elle a créé: an, en, in, on, un. Mais, en outre, elle a été contrainte d'en multiplier les graphies pour que les mots soient bien distincts les uns des autres. Ce procédé a été vraiment efficace. Aussi, si l'on considère les séries bâties sur /sè / (sait, sais, saie, ses, ces, c'est, s'est...) sur /si/, sur /so /, sur son, tin, ton, ni, mai, ri, van, vo, von, vin, cou, foi, fan, pè, pan, pon... si on constate qu'il y a au moins vingt-sept façons de transcrire le son / lè / (lai, lait, laid, les, l'es, l'est...), on comprend que la langue s'est appuyée sur l'orthographe pour enrichir considérablement le lexique. Celle-ci est donc constitutive de la langue écrite.

2. La variabilité de la prononciation des signes.

Ce procédé est également intéressant parce qu'il décuple les possibilités de créer des mots sur le plan oral. Mais il complique les choses parce qu'il génère une constante incertitude. En français, on peut rarement faire automatiquement confiance à un signe. Avant de savoir comment il se prononce exactement, il faut se soucier de son environnement. On doit le replacer dans une globalité. C'est ainsi que le graphème en peut aussi bien se prononcer an, in, èn, a, et il peut même s'évanouir. Voir, par exemple, les mots: moment, examen, abdomen, solennel, ils se sauvent.

De cette façon, c'est déjà assez compliqué, mais, à côté des graphèmes qui peuvent supporter plusieurs phonèmes, un même phonème peut être transcrit par différents graphèmes; pour an, par exemple, on a: pan, pampre, pente, paon, Henri, Caen... et pour in: pin, pain, peintre, thym, Agen, hein, faim.

3. Les emprunts

Comme cela ne suffisait pas, le vocabulaire du français s'est enrichi en empruntant beaucoup de mots aux langues étrangères. Et, sans vergogne, il les a nationalisés en les courbant sous sa loi. Par exemple, alors qu'en italien, on dit: il concerto, i concerti, en français on dit le concerto, les concertos en ajoutant simplement un s au singulier. Les mots étrangers sont très vite adoptés: les enfants disent sans hésiter: mon game-boy, ma play-station, mes baskets, le coach, faire du skate... Et les sportifs lisent sans les décomposer les mots: break, slalom; smash, corner, dribble, hockey, out, jogging, Owen, Beckam, Ronaldinho, Schumacher. Ils disent aussi handball car ce mot vient de l'allemand et basket-ball car celui-ci vient de l'anglais.

- Stop! pas besoin d'insister, on a compris. - Mais si, on doit insister, et même lourdement, en multipliant les exemples parce qu'il faut absolument que le public prenne conscience de cette réalité incontournable de la langue française. Il ne doit pas pouvoir dire que ce ne sont que quelques petites exceptions parce que, sur ce plan de l'écriture du français, c'est l'exception qui est la règle. Pour éviter toute contestation, nous n'allons prendre dans les exemples suivants que des mots dont on ne saurait mettre en doute l'appartenance à la langue française.

1. Un seul graphème = plusieurs phonèmes:

a: une halle, un hall; am: tram, tambour; er: corner, corner, cahier, hier; em: tempe, femme, gemme; et: et, paquet, basket; eu: eux, heure, j'ai eu; oeu: un oeuf, des oeufs; ien: tien, quotient, tienne, ils rient; ill: ville, vrille; oo: alcool, foot - u: surfer, barbecue; um: album, parfum; b=p: obtempérer, obscène; c=g: seconde; ch =k: chômer, chromer; f=v: neuf ans; d=t: pied-à-terre, quand on va.; j= dj: jazz, Johny; s=z: rose, rosse, transi, ainsi, soubresaut; t=s: patent, patient; w=v, oué: wagon, water; ils: des fils, mes fils, etc.

2. Un seul phonème = plusieurs graphèmes

Les exemples en sont infinis: voir plus haut les différentes transcriptions des sons an et in et construire quelques séries sur so: saut, sceau, seau, sot... sur si: si, scie, ici, idiotie...

3. Emprunts

Enfin, pour enrichir le lexique, le français emprunte beaucoup aux langues étrangères, à l'argot (caïd, boss, beur, nana, mec), à la mode, au sport... Et cela ajoute à l'insécurité sur le plan de la prononciation de certaines lettres. On est conduit à la lecture globale de certains mots du quotidien comme femme, week-end parce qu'il n'est pas possible de les décomposer: mais aussi à celle des prénoms des camarades affichés au mur de la classe: Bryan, Steevy, Chloé, Gwendoline, Johny; les aliments du déjeuner: brownies, cookies, etc.

S'il ne s'agissait que de quelques irrégularités, ce ne serait pas grave, mais leur très grand nombre empêche de considérer le problème de l'apprentissage de la lecture de façon par trop simpliste.

Les styles cognitfs

Tous les cerveaux ne fonctionnent pas de la même manière: les holistes (globaux) se saisissent de la réalité par ensembles et sous-ensembles et la lecture globale pourrait paraître leur convenir. A l'opposé, les sérialistes construisent leur savoir brique après brique. Et l'on serait aussi enclin à penser que la méthode syllabique pourrait leur correspondre. Mais, de même que, pour Bachelard "si la science théorise, il faut qu'elle expérimente et si elle expérimente, il faut qu'elle théorise", la lecture doit jouer à la fois sur le signe et sur le sens. Il y a une relation dialectique entre les deux, le signe aidant à la découverte du sens et le sens aidant à l'assimilation du signe. Il faut que les enfants acceptent de se placer sur le territoire opposé à leur nature. Si un enfant tend à s'approcher globalement des textes écrits, il lui faudra bien se préoccuper de considérer les lettres une à une quand il écrira ses propres textes. Et le sérialiste sera bien obligé de lire globalement certains mots de la vie courante parce qu'il n'est pas possible de faire autrement. Mais, surtout, pour accéder à la lecture courante, il devra nécessairement apprendre à saisir de plus en plus globalement les mots en se désengluant le plus rapidement possible de la recherche de la syllabe parce que, pour lire couramment, on ne s'appuie plus que sur quelques indices. Sinon, on serait condamné à rester dans le pénible ânonnement. C'est le commencement de la phrase ou du paragraphe qui permet de savoir à peu près quel mot va se présenter. Et il suffit de vérifier la présence de l'un ou deux de ses indices pour accepter de prononcer le mot entier sans perdre de temps à chercher davantage. Cependant, si cela ne colle pas, on est contraint de vérifier d'un peu plus près la réalité de la présence du signe. Il y a dix minutes, je lisais un texte de linguistique. La phrase exacte était: Le martien auquel Victor Henry consacra une étude (1901). J'avais lu Victor Hugo à partir de Victor H. Mais l'incongruité de la date m'a obligé à regarder d'un peu plus près les signes. Je n'ai pas eu besoin d'attendre longtemps pour retrouver d'autres exemples. Je venais de lire dans une revue qui traite du cinéma et de la télé un article sur la carrière d'un acteur. Je tourne la page et je lis: "Ma vie après le tournant." Mais deux lignes plus bas, il est question d'un reportage. Surpris, je relis la première ligne: "Ma vie après le tsunami." Mon erreur provient du fait que je n'avais pas repéré tous les signes. Je ne m'étais appuyé que sur t.una que l'on retrouvait dans les deux mots et qui me semblaient jusque-là convenir. Pour me replacer dans le sillon du sens, il a fallu que mon interprétation soit presque aussitôt démentie. Autre exemple: je lis dans le monde un article qui concerne un homme né au Mali et devenu français. Il parle de "Nouveaux Pas", l'association qu'il a créée aux Ulis, dans l'Es--sonne. Je lis d'abord Etats-Unis, mais je rectifie immédiatement parce que Ulis et E ne sont visiblement pas dans l'ordre. Ce qui a pu ainsi m'induire en erreur, c'est peut-être l'association de nouveau et de monde, ou bien le fait que cet homme venait de l'étranger, mais c'est plus sûrement à partir des signes Ulis et E

Dans la lecture courante, c'est donc après le sens que l'on court. Pour y parvenir de mieux en mieux, il faut s'habituer à lire globalement les mots en essayant de consacrer le moins de temps possible à l'examen des signes. Mais parfois l'on trébuche. La prise en considération de nos erreurs de lecture peut beaucoup nous renseigner sur notre façon de fonctionner à l'intérieur de cette activité.