- interdire la classe à un
cours
- par Paul Le Bohec
-
- Pour trois raisons principales :
- -impossibilité d'une culture de la classe
- -atomisation des relations
- -inexistence du tâtonnement de l'inconscient
-
- Culture de la classe
-
- Une culture de la classe ne peut exister dans une classe
à un seul cours, même si c'est le même
maître qui a les enfants l'année suivante, car cela
reste un système fermé, à l'abri des
perturbations.
-
- En effet, une culture se constitue, s'organise, se transmet,
se transforme... Elle est à la fois élément
d'ouverture et de fermeture.
-
- « Une culture ouvre et ferme les
potentialités bio-anthropiques de connaissance. Elle
les ouvre et les actualise en fournissant aux individus son savoir
accumulé, son langage, ses paradigmes, sa logique, ses
schèmes, ses méthodes d'apprentissages,
d'investigation, de vérifications, etc. Mais en
même temps, elle les ferme et les inhibe avec ses normes,
ses règles, ses prohibitions, tabous, son ethnocentrisme,
son autosacralisation, son ignorance de son ignorance. »
- Edgar Morin, « La méthode, les
idées »
-
- J'ai toujours pensé que ce qui était un souci et
un atout dans les classes de l'éducation
spécialisée, c'était la création d'une
culture. Avec, je crois, pour commencer, une dominante de
fermeture. Beaucoup d'enfants qui y arrivent sont tellement
ouverts, d'un certain point de vue, qu'ils n'ont aucun point de
repère, aucune structure sur laquelle s'appuyer, aucune
référence solide. Et quand ils entrent dans de
telles classes (à plusieurs cours), surtout si elles ont
plusieurs années derrière elles, ils se trouvent
insérés dans un tissu de relations,
incorporés dans des systèmes de comportements
licites... qui leur permettent de se situer dans le groupe et de
se construire une personnalité plus recentrée, plus
homogène... Et ils peuvent alors bénéficier
de l'ouverture de cette culture. Car, évidemment, elle
est évolutives elle intègre les
expériences, bref, elle est vivante.
-
- Les camarades de l'éducation spécialisée
doivent pouvoir nous dire que, si les élèves
changeaient chaque année, rien ne pourrait se construire ni
s'inscrire durablement dans les faits. A peine quelque chose
commencerait-il enfin à émerger que l'année
serait déjà finie. Et c'est vrai de toutes le
classes à un seul cours. Chaque année, il faut
recommencer avec une fournée d'enfants que l'on ne
connaît pas. Si bien que l'enseignant se décourage,
s'abandonne et se met à fonctionner comme un fonctionnaire.
-
- Mais, en dehors de l'enseignement spécialisé,
c'est l'aspect ouverture qui est dominant dans beaucoup de
classes. Songez à des enfants qui débarquent
dans un CP-CE1. Ils arrivent dans un climat immédiatement
favorable. Et ils ne sont qu'une dizaine à être
accueillis. Avec eux, on peut démarrer tout de suite.
-
- Une classe de CP-CE1-CE2 obtenait des résultats
étonnants sur le plan des textes, de l'art et de
l'étude du milieu. Et cela avait duré de
longues années (vingt-trois). Mais le problème
de la « mise à la liberté » ne
s'était posé qu'une seule fois, tout au
début. Cependant, le climat de la classe avait constamment
évolué car des personnalités étaient
apparues.
-
- Elle avaient ouvert de nouvelles pistes et posé
d'autres regards sur le monde. Bénéficiant de la
liberté, elles en avaient agrandi les limites.
-
- Cet esprit d'ouverture perdure. Enrichissement des
possibilités pour chacun, non seulement par l'ajustement
des individus, mais également par celui des groupes. On ne
saurait tourner en rond dans ses habitudes car chaque individu
nourrit son groupe de ses désirs, ses tendances, ses
réussites. Mais le groupe des anciens se trouve, chaque
année, obligé de reconsidérer ses bases de
comportements qui commençaient à devenir un peu trop
systématiques. Car les nouveaux arrivants apportent une
nouvelle tonalité. Ainsi, on peut avoir affaire,
sucessivement, à des classes tendres, malicieuses,
fantaisistes, frondeuses, réalistes, réalisatrices,
espiègles, sérieuses, chercheuses... chanteuses,
corporelles, matheuses... Mais les ajustements, les
rééquilibrages se font en douceur, sur un temps
suffisamment étalé.
-
- Autre avantage de la classes à plusieurs cours : il y a
certes des différences d'âges. Mais moins grandes
qu'on ne le croit car les enfants du second trimestre d'une
année sont proches par l'âge des enfants du premier
semestre de l'année suivante. Entre eux, il y a des
affinités, des correspondances. Évidemment, on ne
peut nier les différences de maturité. Mais
les « petits » sont comme sollicités,
entraînés, aspirés par les mêmes
démarches des « grands ». Et certains
de ceux-ci ont l'occasion de revenir en arrière, de revoir,
de réviser, de consolider leur savoir en regardant
fonctionner les petits. Et ceux-ci apportent leur fraîcheur,
leur originalité, leur différence, leurs
perspectives.
-
- D'autre part on connaît - on devrait connaître -
le rôle capital du groupe sur l'acquisition et la fixation
des connaissances. Or, à cause du nombre, il ne saurait y
avoir de groupe dans une classe à un seul cours, mais
seulement une assemblée d'enfants. Avec deux cours ou
plusieurs, deux groupes ou plusieurs peuvent exister vraiment et
fonctionner d'une façon optimale.
-
- Est-ce plus difficile pour le maître ? Pas sûr,
car apprendre à lire à 25 enfants, enseigner des
opérations, faire acquérir des pratiques, combien ce
doit être fastidieux. D'autant qu'il faut recommencer
chaque année et se hâter de boucler le programme dans
un temps limité et très délimité. Car
on sera jugé ! Alors que les acquisitions de base sont plus
faciles à assurer sur un demi-groupe. Et on dispose de deux
années ou plus avant qu'on ne nous demande des comptes.
-
- Ajoutons qu'à plusieurs cours, il y a ouverture de la
culture parce que, dans ce type de classe, existent un savoir
accumulé, une maîtrise plus accomplie des langages,
une transmission des pratiques par les aînés, par les
frères et soeurs qui y sont passés. Car la classe
à une unité, une existence durable : elle est une
personne. Il y a même un folklore de la classe, des
habitudes de production, des réalisations, des
idées, des organisations à conserver ou à
remettre en cause. La société bouge, il faut en
tenir compte, être attentif, interroger ses habitudes de
travail, ses schémas de comportement : bref,
s'intégrer à la culture vivante.
-
- Cependant, une solution existe pour les classes à un
cours : dès le premier jour, le maître installe de
façon très stricte le cadre dans lequel les choses
devront se dérouler. Et ça pourra durer trente-sept
années et demi sans aucune raison de changer suivant les
circonstances et les enfants qui passent. Pour certains d'entre
eux qui ont besoin de repères précis, cela pourrait
avoir un aspect positif. Mais à peine ont-ils le temps de
s'y adapter qu'il leur faut perdre leurs habitudes pour rentrer
l'année suivante dans une autre structure où ils
devront se glisser de gré ou de force. Et ainsi tout au
long du cursus scolaire. Aussi, comme le maître, à la
longue, l'enfant se fatigue, se décourage et abandonne
toute velléité d'exister un peu par lui-même.
-
- Emiettement des relations
-
- Dans ce type de classe (à un cours), il est
évident qu'il ne saurait exister de relations. Les tranches
d'âge sont nettement, définitivement
séparées. Elles ne vivent rien ensemble. Elles
restent parallèles et le resteront toujours.
-
- L'adaptation à l'adulte, si longue à
établir, doit s'interrompre alors qu'elle commence à
peine à se réaliser. Il faut tout arrêter et
s'inscrire dans un autre recommencement qui n'aboutira pas
davantage. Et maintenant c'est plus important que jamais.
Actuellement, un tiers des enfants d'âge scolaire vivent
dans la dissociation des relations familiales. Combien il serait
important que l'école puisse apporter au moins une certaine
pérennité de la présence adulte.
-
- Tâtonnement de l'inconscient
-
- J'ai une expérience de trente années
d'enseignement dans une classe Freinet à plusieurs cours.
Cela me permet de parler d'un élément qui
m'apparaît essentiel et qui est rarement, sinon jamais
perçu : le tâtonnement de l'inconscient. Lorsque les
enfants ont plusieurs canaux d'expression libre, et du temps
devant eux, certaines choses commencent à vouloir, à
pouvoir se dire.
-
- « Et si on pouvait cicatriser certaines blessures,
ne serait-ce que par les mots ? » « C'est dans
le langaqe que l'homme trouue un substitut à l'acte,
substitut grâce auquel l'affect peut être
abréagit presque de la même
manière ».
- Freud
-
- Mais j'ai pu constater combien c'était long, combien on
devait, préalablement, s'assurer de ses
sécurités avant d'oser faire un pas de plus dans
l'expression de ses problèmes. Comme on a pu le constater
chez Rémi (1) qui ne s'est vraiment
rééquilibré qu'au milieu de la
troisième année. Suivant les libertés et les
qualités pédagogiques de certains enseignants, cela
peut se produire avant. Mais, généralement, avant
que la pression ne soit particulièrement forte, une
année ne saurait suffire. Surtout si l'enseignant se garde
bien de jouer au psycho-thérapeute et se contente d'O-ffrir
les conditions d'expression nécessaires.
-
- C'est qu'il en faut du temps à l'inconscient pour
s'adapter, prendre la mesure des possibilites offertes,
tâtonner, s'engager dans une direction, revenir en
arrière pour en choisir une meilleure afin de
réussir peut-être un jour, à accomplir l'acte
d'expression ou de sublimation décisif.
-
- Parfois, cela se fait sous forme spectaculaire comme dans les
« Dessins de Patrick » (Casterman) où
l'enfant liquide deux problèmes essentiels à huit
jours d'intervalle.
-
- Mais les catharsis sont généralement beaucoup
plus longues. Elles s'opèrent par une sorte d'usure
progressive des fantasmes (voir « Malheureux Francis
» dans « Les Compagnons de Rémi », (1).
- Alors, vive la classe à plusieurs cours ! Mais
évidemment avec vingt élèves maximum. Peut-on
réellement refuser de comprendre que, même si on
avait l'unique souci de permettre aux enfants d'acquérir
des connaissances, il faudrait se préoccuper de les placer
dans les conditions les plus favorables. En interdisant, pour
commencer, la classe à un cours.
-
- Mais on peut aussi avoir des préoccupations pour le
présent et l'avenir des enfants. Par exemple, celle d'une
écologie de l'éducation. Un jour viendra où
une masse de gens se mobiliseront pour se révolter contre
les mauvaises conditions de vie que cette société
impose aux êtres humains. Et n'est-ce pas dans l'enfance que
s'édifient, pour l'essentiel, les éléments de
base de toute une vie ?
-
- Paul Le Bohec
-
- (1 ) Les Compagnons de Rémy CEL 1970.