- 60 années de
pédagogie Freinet
- série de textes
publiés par e-mail de janvier à mars 2002
-
1
- gagner du temps
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- J'ai envie de communiquer certains
éléments de mon expérience de 60
années de pédagogie Freinet.
- Les enseignants d'aujourd'hui la trouveront peut-être
obsolète, mais je pense qu'elle pourrait tout de même
rendre de petits services.
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- Un copain me disait récemment
qu'il n'arrivait pas à tout faire. Moi aussi, je
m'étais senti débordé à certaine
époque: je voulais, à la fois, suivre Freinet
(journal, correspondance) et Elise qui, elle, insistait sur
l'expression-création.
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- Après onze années de
pratique Freinet classique, j'ai décidé de modifier
ma pédagogie dans mon C.P.-C.E.1 quand j'ai incidemment
pris conscience du mal-être de mes petits parisiens
exilés chez leurs grands-parents, à 500
kilomètres de leur famille, et de mes fils de marins au
long cours longuement "orphelins" de leur père.
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- J'ai compris alors qu'il me fallait
gagner du temps et inventer de nouvelles techniques.
- Dans ce sens, c'est surtout la suppression du journal qui a
été la plus efficace:
- -plus de composteurs à faire remplir et à
corriger; plus de feuilles à imprimer, à faire
sécher, à assembler, à agrafer, à
distribuer pour la vente; plus de composteurs à nettoyer
à l'essence et à faire remettre en ordre dans la
casse parisienne.
- -plus de possibilité de critique des parents à
propos du texte de leur enfant qui avait été choisi
pour le journal; plus de crainte de l'hostilité d'un
grincheux qui aurait pu se sentir visé dans l'un des
textes.
- -et, surtout plus de risque pour aucun enfant de se trouver
désagréablement taquiné sur ce qu'il avait
écrit.
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- La suppression de la correspondance -
également après onze années - a
été aussi intéressante. Elle n'avait vraiment
bien marché qu'une seule année. Et de notre
côté, nous étions décevants pour les
maîtres des correspondants qui avaient été
heureux de dénicher une classe de bord de mer et qui ne
recevaient que des textes de petits frère, soeur, chien,
chat... Il fallait que je force un peu pour que ces maîtres
aient tout de même un peu de géographie à se
mettre sous la dent.
- Après la phase égocentrique de la maternelle, le
temps était venu pour les enfants d'agrandir leur horizon
de communication. Alors, ils se sont mis à correspondre
avec des enfants, à deux mètres d'eux, dans la
classe, et qui leur correspondaient. Pour moi, la correspondance,
sans doute nécessaire à un moment donné,
n'était pas de l'âge de ces enfants.
- Cependant, il y a des "maîtres à correspondance"
et qui réussissent très bien. Cela dépend des
personnes et de l'âge des enfants. Personnellement, trop
attentif à prendre pédagogiquement en compte le
fluctuant, je ne pouvais pas corseter ma classe dans un projet sur
une année entière.
- Je sentais bien qu'en supprimant les supports logistiques
lourds (journal et courrier) de la communication, j'abandonnais le
deuxième volet de la pédagogie Freinet pour me
recentrer sur l'expression-création et l'étude d'un
milieu riche (Je négligeais
délibérément le quatrième volet:
l'organisation coopérative de la classe car un
rassemblement de 28 élèves ne sauraient constituer
une communauté qui s'auto-régule). J'étais
passé d'un échange inter-classes insatisfaisant
à de riches échanges intra-classe.
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- Freinet avait un peu tiqué quand
il avait appris ce changement, mais je ne culpabilisais pas trop
vis-à-vis de lui parce qu'après m'avoir une
première fois écrit...
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- "Pour toi, peut-être, la correspondance n'est pas
indispensable, mais pour la masse des camarades, il nous faut
insister sur l'intérêt de la correspondance." Lettre
du 10/6/1963.
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- ... il m'avait écrit à propos du
troisième cahier de la monographie de Rémi:
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- "Tes observations sont conformes à ce que j'ai pu
écrire. Avant de raconter son milieu et de le
décrire, l'enfant a besoin de se reconnaître et de
s'exprimer. Et, en somme, nos textes de rêverie, de contes,
de poésies, se présentent alors comme l'essentiel
pour l'enfant. Jusqu'à huit ans, il fait le tour de sa
maison." Lettre du 2/7/1966.
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2
- gagner du temps (suite)
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- Dans mon optique de "Tous les départs avant huit ans",
je m'étais donné à responsabilité de
doter les enfants d'un maximum de langages qui étaient
à construire de toute pièce (écrit, maths,
chant, corporel), ou à perfectionner (oral, dessin). Je
voulais qu'ils aient, avant la fin du C.E.1, atteint le palier
d'où l'on ne redescend plus.
- Je n'avais pas de temps à perdre avec le conseil et le
quoi de neuf. Ils avaient tellement d'occasions d'exister, de se
manifester, d'être pris en compte, de liquider
symboliquement des problèmes qu'ils n'avaient pas besoin
d'utiliser le chahut ou l'agression pour se faire une place. Aussi
les conflits étaient-ils rares.
- Pas de temps pour jouer à la démocratie à
28. Pour moi, ce n'était pas le plus urgent. C'était
moi qui statutairement était en charge de l'autorité
et, pour beaucoup d'enfants, j'étais le substitut du
père qui leur manquait. Cependant, comme j'étais
attentif à leurs créations, ils m'entraînaient
souvent sur des chemins que je n'aurais pu soupçonner.
Là, c'était eux les chefs. Et je les suivais.
- Autre façon de gagner du temps: c'est moi qui lisais
les textes libres à la classe pour qu'ils soient à
égalité pour le choix du texte du jour. On le
mettait en forme rapidement. C'était traité en dix
minutes - ou en deux heures lorsque le sujet déclenchait
des réflexions, des amorces d'histoires, des jeux sur les
mots... Cependant, à chaque fois, on faisait la "chasse aux
mots" qui, grâce à sa quotidienneté,
contribuait à mettre beaucoup de notions en place. Cette
façon de faire évitait les lectures
bredouillées des enfants et, surtout, la mise en
mémoire en parallèle - et donc en risque de
confusion - de la double graphie correcte et incorrecte des mots.
- On me disait : "Mais tu ne permets pas à l'enfant de
s'exprimer à cette occasion. Pour moi, c'est important que
ce soit lui qui lise son texte."
- En fait, celui-ci ne représentait souvent que le sommet
de l'iceberg de ce qu'il avait à dire. Heureusement,
grâce au temps gagné, les enfants avaient droit
chaque jour à une demi-heure de "Techniques parlées"
où ils pouvaient beaucoup mieux et beaucoup plus
complètement, plus profondément, le faire.
- Et c'était tout de même un apprentissage de la
vie en société parce qu'ils apprenaient ainsi
à écouter les autres et, même, à
être curieux de leur parole.
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3
- changements
réalisés
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- Sur le plan de l'écrit, la transformation a
été progressive. Jusque-là, sans m'en
apercevoir, je maintenais les textes dans une optique "journal".
Nous devions paraître sérieux aux yeux d'un public
peu disposé à accepter ce qu'il aurait pris pour de
petites folies. Donc, la seule parole informative pouvait avoir
droit de cité. Pourtant, parfois, certains textes me
réjouissaient fort. Et cela me coûtait de ne pas les
publier. Mais une mère m'avait dit : " Jean-Pierre,
l'école, ça irait bien sans sa bon dieu de
poésie."
- Pourtant, nous pratiquions depuis longtemps la création
orale collective qui produisait des oeuvres que Elise Freinet
éditait à cause de leur liberté et, donc, de
leur originalité. Mais, seuls, les adhérents de
l'Ecole Moderne et leurs élèves y avaient
accès. On comprend que j'hésitais à les faire
connaître au public local.
- Quand j'ai supprimé le journal - à titre
expérimental, pour savoir à quel point il allait
nous manquer (réponse : au point zéro!!) - les
textes se sont élargis. J'étais étonné
de découvrir que, là aussi, on pouvait se sentir les
coudées franches. Très tôt, cependant, avant
l'instauration du journal, des poèmes étaient
déjà apparus. Après sa disparition, ils
réapparurent ; et même, dès le C.P. Voici de
Christian C. (6ans 1/2) :
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- "Le temps du lendemain / Le temps apparaît long / Le
temps honteux tombe / Le temps est sombre / Le temps battant des
ailes / Le temps énergique et curieux / Le temps est
calme."
-
- Mais c'est surtout au C.E.1. que ça fonctionnait :
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- "Le temps est sombre / On croit que la nuit tombe / Les arbres
tombent sur les tombes du cimetière / Et nous ne voyons
plus clair / Nous tombons dans notre lit / Nous tombons dans notre
rêve."
- Christian P. (7 ans 1/2).
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- "La vie est un grand rêve / Quand on meurt on se
réveille / On marchait peut-être sur la tête /
La main gauche était la main droite / On était
encore dans le chou / Et quand on plantait des fleurs / On
plantait son rêve ou son âme."
- Michel R. (8 ans).
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- Le rapprochement de ces poèmes, écrits au cours
d'années différentes, pourrait donner à
penser que l'atmosphère était sinistre, alors que
c'était tout le contraire. Cependant, il convient de dire
que ces enfants étaient des petits Celtes, peuple familier
de la mort, que l'ossuaire du bourg était encore rempli
d'ossements et que d'assez nombreux pères fabriquaient des
pierres tombales à la carrière de granit rose.
- Mais on s'aperçoit que le deuxième Christian
joue avec les sonorités du substantif "tombe" et du verbe
"tomber". Et c'est là qu'il faut considérer d'un peu
plus près les gains nouveaux de la liberté.
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4
- enchaînements
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- Un dernier mot à propos de la parole écrite :
- Il se peut que l'habitude de la création orale
collective du samedi qui pouvait durer sur des semaines et,
parfois, même, des mois, avait pu induire l'idée
d'écrire des suites. Cela expliquerait le silence attentif
de la classe lors de la lecture des textes du C.E.1. On voulait
savoir où en était les malheurs de la vieille
mémé à moto de Michel, les récits
à suspense angoissant de Rémi, la série des
catastrophes de Jacques, les nouvelles aventures de Christian, les
histoires de charbon de Francis, les aventures humoristiques du
"Petit Géant" du petit Jean-Lou (Jehan-Lou ? ), les
mésaventures du clown à la noix de coco de
Gaël.
- Quand ils avaient trouvé une accroche pour leur
expression, ils exploitaient le filon jusqu'à
épuisement.
- Ce n'est que de nombreuses années après, lorsque
les enfants devenus adultes m'ont informé de certains faits
que j'ai cru comprendre qu'en cette occurence, il s'agissait
souterrainement peut-être, dans la succession des textes, de
la réaction à une mère trop protectrice,
à un père détesté parce que trop
injuste, de la résolution d'une antique terreur, de la
tentative d'effacement progressif d'une culpabilité ou de
toute autre chose que je ne pouvais saisir.
- Et heureusement que c'était trop tard. Heureusement
qu'accaparé par un fourmillement d'activités, je
n'avais eu pour seule possibilité que d'accueillir en
silence. Et c'est sans doute tout ce que les enfants attendaient
inconsciemment de moi à ce moment-là. Et c'est tout
ce qu'on peut demander à un enseignant. C'est d'ailleurs
déjà beaucoup.
- A partir du moment où le problème de
l'émergence d'une parole individuelle écrite avait
trouvé sa solution, il n'y avait plus qu'à laisser
voguer la galère sur les flots agrandis qu'apportaient les
nouvelles personnalités. Car ceux du C.P., baignant toute
l'année dans la liberté de leurs aînés,
allaient, à leur tour, choisir leurs propres caps.
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5
- la parole orale
individuelle
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- Un jour, je me suis dit : " Puisque la présence de la
parole écrite individuelle est assurée, je vais
maintenant, dans le cadre que je me suis fixé de "Tous les
départs avant huit ans", aborder la question de la
généralisation de la libre parole orale individuelle
dans ma classe."
- Sur le plan collectif, elle existait déjà
puisque, très tôt, nous avions introduit la libre
création orale collective. D'autre part, il m'avait bien
fallu travailler sur les émissions individuelles de mes
petits C.P. En effet, je voulais pratiquer avec eux la
méthode naturelle d'écrilecture qui se base sur
l'expression. Mais quelle expression obtenir de ma douzaine de
petits Bretons muets comme des carpes ? Avant de trouver des
traces écrites pour l'apprentissage, il m'avait fallu
préalablement trouver un système pour leur arracher
des simulacres d'expression libre (cf : la méthode
naturelle : l'écrilecture -éditions I.C.E.M.). Mais
encore plus tôt, il m'avait fallu préalablement
commencer par leur arracher des rires au moyen de mes clowneries.
Ils venaient du monde tranquille de l'école des filles et,
le jour de la rentrée, ils se trouvaient dans la cour de
l'école des garçons parmi une bande de "monstres"
turbulents âgés de 7 à 14 ans. Et, de plus;
dans la classe, ils avaient face à eux un "monsieur" de
1,78 m.
- Le desserrement de leur inquiétude était la
chose la plus urgente à réaliser. Grâce
à mon planning de lancement dont j'ai si souvent
parlé, l'affaire se trouva assez rapidement
réglée. Cependant, une fois de plus, nous restions
dans la seule parole informative : "Hier soir, j'ai mangé
la soupe", "Gilberte m'a donné un petit chat", "Papa va
revenir bientôt". Cela ne faisait pas mon affaire car
j'avais une plus haute exigence : pour la parole orale, je voulais
atteindre un niveau de liberté égal à celui
de la parole écrite. Je ne voulais plus me satisfaire
d'émissions d'informations, ni de paroles proposées
du bout des lèvres dans un groupe de création
où l'on se sentait protégé par une sorte
d'anonymat.
- J'étais d'autant plus intéressé par la
question que, pendant mon adolescence, je m'étais
révélé comme un bafouilleur de
première grandeur. Mon père et mon frère
m'avaient surnommé :"Heu ! " Et je connaissais les
conditions qui me permettaient de me sentir un peu plus à
l'aise.
- Avant toute chose, il fallait les mettre en confiance, en
"sécurité ontologique". Je fus contraint d'inventer
de nouvelles techniques car aucune classe n'était
constituée de probables muets comme la mienne.
- Je me suis d'abord dit que, pour qu'ils se sentent en
sécurité maximale, il fallait qu'ils ne soient pas
repérables et qu'ils puissent être
protégés par le brouhaha des émissions.
Aussi, j'ai dit aux deux cours de parler tous ensemble. Mais la
production a été maigre. Ce n'était pas
étonnant : ils étaient restés à leurs
tables individuelles, très éloignées les unes
des autres.- (pour bloquer le bavardage et permettre la
multiparole) - Alors, je les ai fait venir devant le tableau et
ils ont recommencé. Cette fois, ce fut un beau chahut qui
leur plut fort. Nous recommençâmes alors avec une
joie augmentée. Ensuite, je partageai la classe en deux
groupes d'une bonne douzaine d'enfants qui parlèrent
successivement. Puis, pour se rapprocher de la communication,
c'est à l'autre groupe qu'ils parlèrent de cette
façon. - J'avais rassuré Michel L.C. qui avait
d'abord refusé de venir, en lui disant : "Viens, tu ne
seras pas du tout obligé de parler". Et ce fut lui qui fut
le plus actif, le plus véhément ! - Puis on passa
à deux groupes de six. La sécurité en fut
amoindrie puisqu'on risquait davantage d'être entendu,
repéré. Enfin, on passa à deux groupes de
trois volontaires. Et, finalement, deux ou trois garçons un
peu plus exhibitionnistes - il y en a toujours dans chaque groupe
- vinrent parler individuellemnt devant les autres. C'était
à peu près lancé.
- Cependant, j'inventai de nouvelles techniques ; par exemple,
le "dialogue de près" : deux enfants assis sur une chaise
à un mètre de l'autre dialoguaient. Je
n'étais pas exigeant : "Comment vas-tu ? - Très bien
et toi ? ", cela me suffisait. On passa au "dialogue de loin" qui
obligeait à crier parce que la classe avait dix
mètres de long. Le fait de devoir respirer à fond
pour crier desserre l'angoisse. Et ce fut définitivement
lancé. On eut alors droit à cent choses plus ou
moins inattendues : des interviews, des reportages fictifs de
match, des imitations d'accent anglais, de démarrage de 2
CV , des monologues, des bruits de bouche, des claquements de
langue...etc.
- Cependant, un jour de rentrée, lorsqu'on eut enfin
géminé les classes, je me trouvai devant une classe
de 28 garçons et filles sans tradition puisqu'il n'y avait
aucun élève de l'année
précédente. En une demi-heure, avec le planning de
lancement, les 3/4 des élèves étaient venus
individuellement improviser devant leurs camarades... des
garçons et des filles de 7 à 9 ans et Bretons de
surcroît !!! C'est ainsi que, dans cette classe, on disposa
également de la parole orale.
- Mais je dois signaler qu'il y eut, comme toujours, un
glissement : ils ne se contentaient pas de parler, ils jouaient
souvent leur texte. C'est ainsi que Jean-Paul se
révéla comme le meilleur clown de la classe. Au
début de chaque séance de "techniques
parlées", tous les autres le réclamaient. Il
marchait, par exemple, un pied sur l'estrade et l'autre sur le
plancher, comme Charlot dans "Le Dictateur". Il me faisait pleurer
de rire. La pauvre garçon, il avait bien besoin
d'être valorisé. Je signale qu'à cette
occasion, sa lecture fit un bond en avant.
- Mais un nouvel événement intervint.
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6
- le magnétophone
-
- C'est vrai que l'introduction de cet appareil dans la classe a
permis à l'expression-création de découvrir
de surprenantes nouvelles pistes.
- Pierre Guérin qui avait déjà
réussi à installer la radio dans toute son
école, s'était entendu avec un électronicien
de son pays pour construire un magnétophone adapté
au travail en classe : robustesse, rembobinage rapide, et
facilités pour le montage. J'avais déjà
tellement travaillé sur l'oral en classe que je ne pus me
dispenser d'acquérir ce merveilleux Parisonor
semi-professionnel dont j'avais pu vérifier les
performances au cours de deux congrès. Deux stages
organisés par le B.E.T.A. (Bureau d'Etudes des Techniques
Audiovisuelles).de Dufour et Guérin me permirent de
sufisamment l'apprivoiser..
- Travaux personnels.
- Je m'aperçus rapidement que mes élèves
étaient trop jeunes pour pouvoir l'utiliser
eux-mêmes. Alors, je m'en servis pour réaliser des
sujets que je destinais à la participation au Concours
International du Meilleur Enregistrement Sonore ( C.I.M.E.S.) qui
intéressait beaucoup d'adeptes de la pédagogie
Freinet. Avec quelle attention nous suivions les résultats
pour voir quels copains de l'i.c.e.m.. avaient obtenu des prix !
Je me trouvai aussi sur la liste avec : "Les Compagnons de Tour de
France", "Mon copain Serge Prokofiev" (interview d'un marin), "les
Français parlent français" (état actuel des
liaisons et de la prononciation du "h" aspiré),
- - (100 heures de montage pour extraire 3 minutes 45 d'une
bande de 21 minutes. Quelle ascèse, le montage ! Mais
quelle compréhension il donne des émissions de la
radio, et de la télé ! -
-
- Communication.
- Mais les productions de mes élèves
étaient si étonnantes que je ne pouvais même
plus penser à utiliser l'appareil pour mon usage personnel.
En bon freinétiste, il me fallait les communiquer. Les
enfants avaient vraiment exploré toutes les dimensions de
la langue parlée : expérimentation, recherche du
plaisir, communication , projection et entraînement pour une
maîtrise.
- Un jour, en rentrant de récréation, deux C.E.1
me dirent :" Monsieur, on a inventé du chinois." Par
chance, à ce moment-là, j'avais déjà
compris que les enfants travaillent même quand ils jouent.
Aussi, je leur donnai toute la place. Ils voulurent faire croire
à la classe qu'ils se comprenaient quand ils parlaient en
simili-chinois. Je les aidai car je voulais mettre les autres
devant un problème fort afin qu'ils apprennent à
réagir et à ne pas accepter tout automatiquement.
Mais ces deux malins essayèrent de me faire croire,
à moi aussi, qu'ils se comprenaient. Il fallut
tâtonner pour les mettre en échec. Par la suite, deux
autres enfants inventèrent le dialogue en japonais. Si bien
que, très tôt, ces enfants abordèrent des
questions d'ordre linguistique : arbitraire du signe, langage=fait
social, polysémie des mots...
- Cette histoire allait au-delà d'une simple amusette ;
l'environnement était peuplé de langues diverses :
il y avait le breton des parents, le français, l'anglais
des pères marins, l'italien des grands-parents carriers,
l'allemand et l'anglais des aînés au
lycée...Comment les enfants allaient-ils s'y prendre pour
dominer et pénétrer ce chaos incontournable ? Eh!
bien, comme d'habitude, ils se sont fabriqué un
modèle scientifique artificiel : le
"coupélacabache".
- Comme nous avions le même appareil, je communiquais nos
travaux aux camarades Freinet équipés. Mais,
généralement, ils avaient des classes de grands et
ne trouvaient pas d'application directe de nos inventions et
découvertes dans leur classe.
-
- Action du magnétophone
- J'enregistrai également l'évolution d'un
bégaiement qui me valut un premier prix au C.I.M.E.S.
J'avais remarqué, sans aucun mérite parce que
c'était vraiment criant, qu'un garçon qui
bégayait écrivait sans arrêt des textes
agressifs contre les enfants qui le gênaient constamment
dans sa vie. Je pensais immédiatement qu'il en voulait
à son petit frère. Ceci parce que j'avais eu
plusieurs expériences de cette situation parfois
très dramatique. J'avais vu le fils aîné d'un
collègue malade au point d'être interné dans
un hôpital psychiâtrique. Et j'avais connaissance
d'autres situations de ce type. D'ailleurs, Winnicot disait que ce
complexe de Caïn était une source de mal-être
des plus répandues. Mais est-ce que je pouvais quelque
chose pour ce garçon ? Je n'étais ni
psychothérapeute, ni psychanalyste ; mais simplement
instituteur. Je souffrais pour lui parce qu'il était
vraiment handicapé. Mais je n'avais à ma disposition
que l'expression-création. Je voulus d'abord savoir ce
qu'il en était vraiment de mon hypothèse. Pour cela,
je rassemblai une demi-douzaine d'aînés pour parler
des petits frères. Certains les aimaient beaucoup. Mais
Loïc se déchaîna : "Je n'aime pas mon petit
frère, je l'amènerai à la boucherie ; ou
plutôt, non, je le mettrai dans une cage à lapins, je
lui donnerai de l'herbe et quand il sera assez gros : Tec ! " Je
fus un peu saisi par cette haine. Comme, à ce
moment-là, je n'avais pas encore appris à ne pas
trop m'adresser aux parents, ils m'apprirent que le
bégaiement avait démarré à la
naissance du petit frère.
- On lui prodigua alors plus d'attention. Et je me permis
même, à tout hasard et parce que cela ne
présentait aucun risque pour l'enfant, de découper
au ciseau la bande magnétique où j'avais
enregistré ses difficiles paroles. Je ne sais ce qui eut de
l'influence en cette occasion : l'attention plus grande des
parents, les pilules calmantes qu'ils donnaient à l'enfant,
l'expression de son mal-être, l'action
magnétophonique, que sais-je encore?...toujours est-il
qu'un progrès très sensible se manifesta.
- Cependant, un nouveau danger se présenta : la naissance
de la petite soeur. Mais l'enfant l'accepta. Il chanta :
- "Tous les jours, je m'amuse à rêver pour savoir
que les oiseaux m'aiment. La Reine arriva, la belle Reine des
neiges...." On était rassuré : il n'y aurait pas de
second traumatisme.
- Par chance, cela s'était bien terminé. Mais
j'aurais pu, à cette occasion, jouer à l'apprenti
sorcier. Aussi, par la suite, je me contentai d'accueillir toute
expression en restant dans la plus extrême
neutralité. D'ailleurs, l'année suivante, j'eus un
autre enfant bègue. Sa mère m'avait dit
spontanément, alors que je lui demandais rien, que
c'était dû à une frayeur qu'il avait eue vers
quatre ans. Mais cette fois, je ne lui offris que ma gentillesse
et ma compréhension... qui ne lui furent d'aucune aide. Il
passa au C.E2 chez un maître traditionnel
sévère qui, dès le premier jour, lui interdit
de bégayer. Et il ne bégaya plus !
Définitivement ! (A suivre...)
-
7
- le magnétophone...
suite
-
- L'utilisation par Loïc de formes symboliques m'avait
intrigué; mais j'eus sur ce plan d'autres surprises.
- Un matin, en rentrant de récréation, quelques
enfants me dirent :"Monsieur, on a inventé des trucs".
Après les avoir écoutés, je leur dis : "
C'est si intéressant que, cet après-midi, je vais
apporter mon magnétophone (25kg) pour les enregistrer"
- Au cours de la présentation de ces inventions,
Christian Martin avait dit :
- "Le petit balai s'est marié avec la vache."
- Tout le monde s'était esclaffé. Mais quand ce
fut son tour, il s'installa au bureau devant le micro avec un
casque sur les oreilles. Il tournait presque entièrement le
dos au reste de la classe et voilà le message qu'il
délivra avec beaucoup de difficulté et de
ravalements de salive :
- "Alors, le petit balai s'était marié avec la
bouteille.
- La bouteille s'est cassée.
- Alors, la bouteille ne pouvait plus vivre.
- Alors, le petit balai s'est marié avec un autre balai.
- L'autre balai s'est cassé aussi.
- Alors, la vache arriva se marier avec le petit balai.
- Alors, la vache, elle se tua car elle en avait marre du petit
balai.
- Et alors, le petit balai va chercher un cochon.
- Alors, le cochon s'est marié avec le petit balai.
- Le petit balai se maria avec le cochon.
- Alors, le cochon ne voulait plus vivre avec le petit balai.
- Le petit balai se tua et alors, yen n'a plus de petit balai.
- Et alors, le cochon va se marier avec une autre vache.
- Et alors, la vache et le petit cochon faisaient toujours la
bagarre.
- Et alors, le petit cochon prend les pattes de la vache.
- Et la vache tombe.
- Et alors la vache de ses cornes tue le petit cochon."
-
- Quel "crime" avait-il commis ce petit garçon pour
être ainsi exilé, à 500 kilomètres de
ses petites soeurs et de ses parents qui étaient en train
de divorcer ?
-
- Une autre fois, Robin avait inventé ce que j'avais
appelé la "poésie parlée". Il racontait une
histoire en s'arrêtant souvent :
- "Mon pouce saignait...Pauvre pouce...J'étais tout seul
dans le garage...Maman était parti chercher le lait...dans
la voiture...au loin...Et moi, j'étais tout
seul...enfermé dans le garage...Et j'ai coupé mon
doigt avec mon couteau d'indien...J'étais tout seul dans le
garage...Tout seul...Malheureux."
- Les silences que Robin introduisait dans son émission
constituaient une nouveauté. On pouvait s'arrêter. On
en avait le droit. C'était inscrit dans la constitution de
la poésie parlée. Cette forme eut beaucoup de
succès. (Elle était intéressante parce
qu'elle pouvait laisser les choses monter des profondeurs). Et
à chaque début de séance de "techniques
parlées", les doigts se levaient en foule pour venir devant
le tableau. Ce que Francis ne faisait jamais. C'était un
enfant timide, complexé, solitaire, plein de tics, à
l'écriture déchirée, sans jamais aucune
idée.
- Un jour, cependant, il leva la main pour venir parler à
son tour, mais il la rabaissa aussitôt. Trop tard ! je
l'avais vu parce qu'il me posait problème et que je le
guettais. Je lui commandai : "Francis, viens!" Il eut comme une
secousse, hésita, puis se décida.
- Pöur mettre le micro à la hauteur des enfants,
j'avais mis deux chaises l'une sur l'autre. Si bien que le dossier
de la chaise supérieure masquait en grande partie les
autres élèves. Et c'est peut-être pour cette
raison qu'il se laissa aller à une sorte de complainte
chargée de silences d'angoisse. La voici :
- "Yavait de la neige...Je marchais dans la neige...J'ai vu mon
petit chat...Je lui ai dit de rentrer... mais il n'a pas
voulu...Alors, après, je l'ai vu...Il était tout
blanc comme un bonhomme de neige...J'ai cru que c'était un
bonhomme de neige..Je suis parti vite me cacher...Je me suis
enfoncé dans la neige...Très profond dans la
neige... J'étais bien au chaud dans la neige...Mon
père est venu avec une tranche...Il a creusé la
neige...Il m'a coupé la tête...Et je ne voyais plus
rien...Il a continué...Il m'a coupé une
main...l'autre main...et après, c'était les deux
pieds...Et je ne pouvais plus bouger."
- Evidemment, je n'ai pas réagi. C'était largement
suffisant comme cela. Il s'agissait en fait d'une sorte de
catharsis. Après cette expression de sa difficulté
à vivre dans sa famille tourmentée, il s'est
beaucoup mieux intégré sur plusieurs plans à
la classe et il en devint même le meilleur
mathématicien. Il avait des qualités intellectuelles
supérieures mais les perturbations de son monde
intérieur l'empêchait de les utiliser.
- Il faut noter que, comme Christian, Francis avait
oublié la classe et que les choses tues jusque-là
avaient pu remonter à cette occasion. C'est ce que j'ai
découvert : la présence du micro isole les enfants.
Et en réécoutant des bandes, plusieurs années
plus tard, un ami m'informa qu'il y avait trouvé des
expressions de la nostalgie de la vie intra-utérine, de la
haine mortelle d'un petit frère, d'un sentiment de solitude
extrême, d'un désir de jardin secret...etc. Ce qui
m'effrayait un peu. Heureusement, il était trop tard pour
que mes réactions puissent avoir de l'influence sur les
enfants émetteurs.
- De son côté, un camarade de l'Enfance
Inadaptée nous informa un jour qu'il laissait de temps en
temps un élève seul devant un magnétophone,
dans la pièce à côté. Puis, au bout
d'un moment, l'enfant revenait dans la classe après avoir
effacé tout ce qu'il avait pu confier à l'appareil.
- Il y aurait sans doute d'autres pistes à suivre sur
l'emploi du magnétophone. Mais ce n'est pas de notre
ressort. On n'a pas à jouer avec ça. C'est
déjà beau de permettre l'expression-création
dont l'enfant dispose à sa guise, suivant les circonstances
plus ou moins sécurisantes, s'il le veut et quand il le
veut.
-
- Cependant, on peut trouver d'autres emplois à cet
appareil.
-
8
- le chant libre
-
- Cela devait arriver : après avoir inventé le
texte libre, le calcul vivant, la science sans éprouvettes,
l'art enfantin, le théâtre libre, la
géographie vivante... la pédagogie Freinet devait en
arriver un jour au chant libre. Comme nous avions une formation
traditionnelle - c'était au temps où les heures de
chant, dessin, musique étaient converties en dictées
et problèmes - nous pensions évidemment que le chant
libre devait être essentiellement chargé de musique.
Mais, une fois de plus, notre freinétisme nous installa
dans la complexité. On passa, par exemple, de la limite
inférieure du chant au ras du parlé à une
production musicale très accomplie. Et on en explora
vraiment toutes les dimensions. Du moins dans ma classe, car le
chant libre occupa un espace d'une demi-heure chaque jour et tout
au long des jours. (Il convient de rappeler que nous disposions
alors de trente heures de classe par semaine.)
- Là, il est nécessaire de parler du maître
et de ses caractéristiques personnelles. S'il
s'était seulement agi, comme dans l'enseignement
traditionnel, de répéter les mêmes
leçons au long des années, il nous aurait suffi
d'une certaine capacité de résistance à la
routine et à l'ennui et d'une aptitude à jouir du
pouvoir. Mais Freinet et Elise nous avaient progressivement
amenés à vouloir tout offrir à nos
élèves. Cependant, il était impossible
à un enseignant de tout assumer. Aussi, après nous
être constitué une pratique de base commune à
tous et responsable, nous faisions face, pour le reste, à
la réalité de notre situation particulière.
Et l'un des principaux éléments de cette
réalité, c'était nous-même ! Dans cette
conception, nous aurions pu regretter de ne pas avoir tous les
dons, toutes les capacités. Cependant, nous avons
rapidement compris que ce n'était qu'en étant le
plus vrai, le plus lui-même que le maître pouvait le
plus apporter aux enfants. Le maître suivant pouvant
apporter des éléments complémentaires. C'est
ce que j'avais espéré lors de l'arrivée d'un
nouveau collègue. Mes élèves n'ayant pas
beaucoup travaillé de leurs mains dans ma classe, je me
réjouissais de ses talents de menuisier. Il était
même carrément ébéniste. Mais il
m'avait répondu qu'il ne fallait pas compter sur lui parce
qu'un trait de scie de travers le rendait malade.
- Cependant, dans certaines équipes pédagogiques,
on s'organise pour que des domaines ne soient pas trop
délaissés. Ce qui amène même certains
membres de l'équipe à faire des stages pour
acquérir un minimum de compétences. En fait, il
s'agit seulement d'être pédagogue, même si on
n'y connaît pratiquement rien.
- Parlons de compétences personnelles. Voici par exemple
Delbasty : il était trop musicien pour rester dans le chant
libre. Son domaine, c'était la musique. Lorsqu'on
écoute maintenant, quarante années après, les
productions de ses élèves tapant sur un dos de piano
avec une burette en matière plastique, on reste
stupéfait de l'originalité, de la qualité, de
l'actualité et de l'avance de ces recherches de percussions
et de bandes magnétiques passées à l'envers.
De plus, Delbasty avait inventé l'Ariel, un instrument avec
lequel on pouvait se créer des gammes personnelles de tiers
de ton, de quarts de ton...etc. Il aurait suffit de peu de chose,
par exemple d'y adjoindre une caisse de résonance pour que
cela devienne un instrument de grande qualité. Mais,
à l'Ecole Moderne, il y avait tant de chantiers que
celui-là resta en plan.
- Pour ma part, je disposais par chance d'éléments
personnels qui devaient me permettre de réussir dans cette
nouvelle voie ; en effet, je n'étais ni chanteur, ni
instrumentiste. Du genre touche-à-tout, j'avais plus ou
moins fréquenté une dizaine d'instruments de
musique. J'avais même joué du bugle dans une fanfare.
Mais je n'en maîtrisais vraiment aucun. Cependant, je
possédais suffisamment le pipeau à six trous et la
flûte douce pour être capable de capter la
mélodie d'une chanson créée par un enfant et
de la noter sur un cahier.
- Si j'avais été, par exemple, guitariste,
j'aurais été amoureux de mon instrument et il aurait
pris trop de place dans la classe. Certes, mes
élèves auraient très bien chanté mais,
au niveau du C.P.-C.E.1, je ne voulais pas former des
consommateurs de musique, mais des producteurs. Si j'avais
été chanteur, j'aurais été amoureux de
ma voix et on serait resté dans la même voie de
consommation des chansons des autres. Cependant, dans tous les
domaines, des artistes peuvent tout de même réussir
s'ils sont aussi pédagogues de leur art. Mon exemple
devrait rassurer ceux qui se croient démunis car, sans
chanter une seule note, ni m'appuyer sur un instrument, j'ai pu
très souvent et très facilement réussir
à faire créer par des groupes nombreux d'adultes des
chansons à deux, trois, quatre voix et même plus ; en
français, en italien, en finnois ! (à la
R.I.D.E.F.). Cette capacité pédagogique peut
fonctionner dans tous les domaines. Il n'est pas nécessaire
d'être un maître dans l'activité, il suffit
d'en être pédagogue. La preuve : ma collègue
qui avait mis beaucoup de temps à réussir à
boucher correctement les six trous d'un pipeau initia valablement
ses élèves au solfège.
- Cependant, un sérieux obstacle aurait pu se mettre en
travers de mon expérience : ma mélomanie. Faute de
pouvoir produire de la musique, je me réjouissais
d'être apte à en consommer. Mais je sus très
vite, parce que j'avais l'expérience des "techniques
parlées", que ce qui importait dans le chant libre, ce
n'était pas l'aspect musical mais ce qui était
exprimé. D'ailleurs, on me donna vite des leçons :
un jour que j'avais dit à un garçon qu'il n'avait
pas mis beaucoup de musique dans sa chanson, son frère du
C.P., très pointilleux sur le plan de la liberté, me
remit à ma place : "Mais si c'est comme ça qu'il
veut mettre de la musique. Vous aviez dit que c'était du
chant libre." Et Patrice (C.P.) :"On est libre de faire ce qu'on
veut". Je fus bien obligé de confesser mon erreur.
- Cependant, bien que j'avais appris à ne nullement m'en
soucier, ma mélomanie eut tout de même souvent
d'excellentes choses à se mettre sous l'oreille ; en
bénéfice secondaire.
- Pour lancer cette nouvelle technique d'enseignement, j'aurais
pu, une fois de plus, utiliser le planning de lancement. Mais je
n'en eus pas besoin car cela s'inscrivait dans la foulée
des "techniques parlées". D'ailleurs, la frontière
était plutôt imprécise, surtout quand les
enfants chantaient "parlando". Ce que j'acceptais
évidemment. J'avais remarqué que l'expression la
plus engagée s'appuyait seulement sur trois ou quatre
notes. La pensée à exprimer n'était pas alors
perturbée par des accidents mélodiques qui auraient
remis l'intellect en marche. Il fallait qu'il y eut une sorte
d'abandon pour que les choses puissent remonter des profondeurs.
Comme tous les peuples l'ont fait dans des complaintes, des
cantilènes, des mélopées, des "goualantes".
Mais d'autres enfants étaient essentiellement chanteurs et
coloraient agréablement leurs messages, même s'ils
étaient seulement informatifs comme celui de Philippe :
- "Mon père navigue au commerce / Il est sur un
pétrolier / Sur le "Porthos" ou sur "L'Aramis" / Il fait
des voyages en Afrique / Il va jusqu'au Golfe Persique / ...Ma
mère ira le voir / Au Havre ou à Marseille ou
à Sète / Mais pas si c'est au Japon / Nous on reste
à la maison / Ya que deux places dans la cabi-ne ! "
- La classe mettait également son grain de sel en
chantant avec détermination le dernier vers. C'était
aussi une raison d'aimer la chanson. Même chose avec un
chant assez banal composé par la classe : "Ce matin, j'ai
vu une rose / C'est une rose au fond du jardin / Un oiseau est
venu de loin / Pour venir admirer la rose / Lä röse
äu pärfüm dü järdïn " Le dernier
vers était chanté avec une énergie farouche,
nullement en accord avec le texte !
- De tout bois, on faisait des flûtes. On pouvait partir
de n'importe quoi, de tout ce qui se présentait
favorablement. Il faut dire que si ma collègue voyait des
choses que je ne savais pas voir, j'entendais des musiques qu'elle
n'aurait pas perçues. Bref, elle était visuelle et
moi, auditif. J'étais sensible à des rythmes,
à des harmonies. Par exemple, lorsque j'avais lu le texte
libre suivant de Jean-Lou :
- "Dis, petit enfant, toi qui tous les soirs parcours le
même chemin, pourrais-tu me dire si une dame habillée
de noir parcours tous les soirs le même chemin que toi.",
j'avais été sensible à sa musique et je
l'avais relu une deuxième fois. Mais je n'insistais pas
jamais.
- Si j'avais apporté le texte de Sylviane,
poétique à son insu :
- "Tu ne sais pas Rosette : l'oiseau du ciel bleu et vivant est
revenu par un soleil éblouissant, chantant, dansant parmi
les violettes "
- je n'aurais certainement pas souligné les rimes car je
protégeais par-dessus tout les enfants de ce "bijou d'un
sou". D'ailleurs, les enfants n'auraient sans doute pas
accepté ce texte car ils n'en étaient pas encore
arrivés à l'âge où l'on peut
également s'alimenter de nourritures
étrangères.
- Ils me surprenaient souvent en demandant la mise en chanson de
textes qui m'apparaissaient de prime abord plutôt
heurtés et dénués d'harmonie. Les ruptures de
ton ne les gênaient pas. Mais c'était leur affaire.
Et puis, on ne sait pas tout, on ne peut pas tout savoir par
avance. C'est ainsi qu'un jour, se trouvant sans inspiration,
Robin avait demandé à aller dans le jardin. Et il en
avait ramené un texte purement descriptif :
- "Le vent est froid. On entend le ruisseau. Le pinson y boit.
Le saule se penche sur le champ. Tiens ! des oiseaux sur le toit,
sur le fil, sur la fleur, sur la branche. Oh! qu'elle est jolie la
lumière du soleil qui pénètre les feuilles.
Le chien aboie sur les oiseaux. Et les oiseaux s'envolent dans le
joli ciel bleu."
- Et la chanson avait tenu la route. J'y avais même
trouvé de jolis passages.
- Chaque année, nous en composions une vingtaine qui, peu
à peu, s'inséraient dans le folklore de cette classe
à deux cours. Mais je dois à la vérité
de dire que, mises à part les improvisations de
Gérard (C.E.1), c'est pendant l'unique année
où j'ai eu un C.P.-C.E.1-C.E.2 que j'ai vu la production
atteindre un niveau supérieur. Si bien que j'avais
proposé nos chansons à Anne Vanderlove. Elle avait
été surprise et intéressée. Mais elle
était dans sa période moyenâgeuse. Et une
cantatrice de l'Opéra de Monte-Carlo avait dit à
Elise qu'elle était prête à chanter notre
chanson : "Sur la belle école"!
- Peu à peu, des tempéraments de chanteurs
s'étaient affirmés. Les improvisations de
Gérard nous avait valu un premier prix au C.I.M.E.S. Pierre
Guérin m'avait rapporté que les Anglais du jury,
eux-mêmes, avaient spontanément applaudi ! Et un
libraire de Marseille avait cru entendre la voix des anges
musiciens.
- Ce prix nous avait permis de nous équiper en
matériel. Nous en étions scandaleusement
démunis. - Nous n'avions que des protège-cahiers de
réclame pour écrire les textes libres ! -
- Mais avec cette grande quantité de moments d'expression
libre, des tempéraments s'étaient peu à peu
manifestés. Et Francis permit à la classe de
créer une chanson à partir de l'un de ses textes. La
voici :
- "Une rose en liberté écoute un oiseau chanter /
Sa voix était fine et tendre / L'air en était
parfumé... / Cette poésie me charme / Ma mère
aussi s'émerveille / Tous les deux on se regarde / Un
éclair de joie au coeur.../ Ce chant nous donne le sommeil
/ On fait des rêves charmants / Les papillons volent et
rasent comme des danseurs d'opéra / Les rossignols lancent
leur voix / Dans la vallée du sommeil / Pour faire retentir
leur joie / De la liberté de la rose / De la liberté
de la ro-o-se. "
- Mais elle était difficile à chanter parce qu'il
fallait monter jusqu'au sol que seul Philippe atteignait. Et en la
baissant d'un ton, elle perdait beaucoup de son charme.
- J'avais fourni le mot "retentir" et proposé le "bis" de
la dernière ligne car ils ne savaient comment finir. Ma
part du maître avait peut-être été trop
forte. Mais ce n'était rien à propos de ce que Elise
me proposait au début. ( à propos du premier
poème né spontanément dans ma classe et
inspiré par un poème de Marceline
Desbordes-Valmore.)
- "Des phrases comme celle-ci dans votre poème : "Mais il
n'y en avait pas" et "Plaisir pour toute l'année je crois"
sont évidemment à rayer d'un trait de plume. Mieux
fallait faire plus court, proposer un vers de votre cru qui
n'aurait pas troublé la pensée de l'enfant et aurait
apporté au contraire la sensation du poème.
- Quoiqu'il en soit, il faut persévérer dans ce
genre d'exercices libres qui mettent l'enfant en goût pour
exprimer sa pensée et ainsi trouver des formes de plus en
plus adéquates, de plus en plus humaines.
- Toutes mes félicitations pour vos petits
élèves."
- (Lettre du 12-348)
- Nous en étions à l'extrême commencement de
toute cette aventure de l'expression-création et nous
ignorions alors tout des capacités des enfants. Nous ne
pouvions nous appuyer sur quoi que ce soit dans ce domaine. Rien
de tout cela n'avait jamais existé. Aussi, quelle joie pour
Elise et tout le mouvement de l'Ecole Moderne de les
découvrir !
- Mais pour en revenir au chant libre, précisons qu'il
nous fallait travailler en ouverture et accepter de s'immerger
dans la complexité. Par exemple, lorsque Robin chantait
"com... com...com", d'une part, il expérimentait parce
qu'il changeait de position à sa langue en chantant ;
d'autre part, il se donnait en même temps le plaisir de son
invention mélodique et, enfin, il lui avait attribué
du sens. En effet, aussitôt après son
émission, il nous en avait donné la traduction :
"C'est parce que ce matin, j'étais tout seul sur la route,
alors un oiseau m'a accompagné sur les fils jusqu'à
l'école et là, on s'est dit "au revoir".
- Ce matin-là, il avait été en retard. Plus
un seul enfant sur la route. Cela l'avait angoissé. Et il
avait saisi la première occasion pour exprimer dans sa
chanson la désagréable impression qu'il avait
ressentie et dont il n'avait pu encore se débarrasser en
l'exprimant.
- De la même façon, Philippe avait
créé une chanson sur un air qu'il avait émis
en "coupélacabache". Il avait créé uns
strophe parlant de printemps et de petits oiseaux. La classe
l'avait apprise et chantée...mais soudain, l'enfant avait
improvisé un second couplet sur un taureau qui n'avait rien
à voir avec le précédent. Vingt ans
après, Philippe m'a informé que, la veille, sa tante
étant revenue d'Espagne lui avait fait cadeau d'une
statuette de "toro" et lui avait raconté le
déroulement d'une corrida. Cela l'avait impressionné
et, à la première occasion, il s'en était
délivré.
- Cela peut encore aller plus loin : un jour, le maître du
C.E.2-C.M.1 étant absent pour cause de maladie, j'avais
retrouvé mes élèves de l'année
précédente. Et, parmi eux, Christian, le
frère de Gérard, comme lui excellent improvisateur
musical. Je me réjouissais par avance du duo qu'ils
allaient créer. Ouais ! ils prirent la mort pour
thème et ils le traitèrent de façon
très réaliste. Je ne savais comment les
arrêter car je ne voulais pas que leurs camarades soient
effrayés. Mais ils allèrent jusqu'au bout.
C'était deux enfants de choeur et l'on venait de
déménager le cimetière autour de
l'église.
- Comme on le voit, c'est aussi à cela que sert parfois
le chant libre. Il permet de dire encore plus que le texte libre
oral.
- Mais il ne faut pas se tromper : la dominante, c'est le
plaisir, c'est le rire thérapeutique et même le
fou-rire à propos des essais de voix de rogomme, des
messages syncopés, des chants à deux, des textes
bizarres : "la goélette et le cacatois", "Un jour, deux
souris Tobus", "Je voguais sur une poubelle trouée..." Cela
ne semble pas du tout sérieux ; cependant on travaille au
moins à la santé des enfants puisque les rires et
les émotions délivrent des endorphines.
-
à suivre
-
- Paul Le Bohec