Léone et ses oies

"Faudrait pas les brader, tes oies, Léone, c'est pas parce que la bande est plus petite, cette année, qu'il faut les laisser aller à n'importe quel prix !" .
Léone, pour la énième fois, écoute les conseils d'Ernest, son mari. C'est toujours la grande discussion entre eux. Lui a l'habitude de vendre ses animaux le plus cher possible, quitte à tarabuster les marchands pendant des heures, avant de se décider à conclure. Léone ne possède pas cette même fibre commerciale. Là-bas, son lot d'oies étalé devant elle, elle se dit que, selon les circonstances, il sera temps d'aviser.
C'est vrai qu'elle appréhende ces moments où les volaillers se livrent à leurs bagarres verbales afin d'acquérir, à moindre coût, des animaux dont la commercialisation se concentre sur un temps beaucoup plus réduit que pour l'ensemble des autres pensionnaires des basses-cours. D'où, peut-être, des manières plus rudimentaires d'accomplir leurs tâches.
Ainsi, novembre amène son supplément commercial jusqu'aux alentours du vieux kiosque sur les Promenades, Château-Gontier possédant déjà un des plus grands marchés de l'Ouest, rendez-vous très apprécié, davantage encore aux moments des vacances par nombre de visiteurs subjugués à la fois au vu de tant de couleurs et de
cacophonies.
En cette fin d'année, quelques ballots de paille sont disposés, que les possesseurs de volatiles s'empressent d'étaler selon besoins.
Déposer ensuite les dits palmipèdes en cercle, têtes vers le milieu, pour éviter d'être happés au passage par des becs récalcitrants puis, attendre que tout s'organise.
Certains lots, plus élaborés, s'en iront vers le commerce de duvet, les autres restant destinés à alimenter les marchés de Noël ou du Nouvel An.
Ainsi, après celui de Cossé, ce bout de ville s'anime tous les ans, pendant cinq à six semaines, dans un concert qui n'a sûrement rien à voir avec la proximité du kiosque désaffecté depuis bien longtemps, hélas.
"Et, si tu les vendais toi même, ces foutues oies, Ernest, au lieu de toujours me vilipender ?".
Elle sait bien, Léone, qu'elle n'aura jamais gain de cause à ce sujet. Le mal, pourtant qu'elle s'est donné, ces mois durant, à les tenir propres dans la soue, puis les quatre plumaisons durant l'été, toutes les six semaines environ. Elle ne compte plus les bleus aux bras ni aux jambes, c'est pas toujours facile ces oiseaux-là et, quand il est question de les déshabiller, ne serait-ce que partiellement, elles ne sont pas vraiment coopérantes...
Surtout quand on est seule pour ce travail,... enfin ! Elle a également l'habitude de récupérer ici ou là, des bouts de tissus, pour confectionner des lanières destinées à lier pattes et ailes. C'est plus confortable que des ficelles pour le jour du marché. Cela facilite aussi la reconnaissance, surtout au moment de la livraison, des lotées récalcitrantes.
Avec le prix actuel du duvet, ce n'est pas là que l'on peut se payer des rubans, soliloque-t-elle tristement.
Se rappelant le marché de la semaine dernière, quand Ernest lui a interdit de les accorder au vendeur intéressé, Léone s'interroge.
Déjà, elles ont dû récupérer entre deux, ces pauvres bêtes, pour être présentables aujourd'hui.
"Alors, Léone, on est revenue, cette semaine." C'est Joséphine, une vieille habituée des lieux. Elle, c'est sa spécialité de tenir tête aux acheteurs. Ernest lui en parle assez.
Son lot est d'ailleurs parti à un des meilleurs prix, la semaine passée. "Vas-tu t'y retrouver, cette fois ?", ajoute-t-elle, non sans une perfide ironie.
L'heure tourne. Les marchands commencent à repérer les lots. Les plus importants d'abord. Leone n'aime guère ces deux compères-là, certainement père et fils, ils se ressemblent. Ce sont toujours eux qui influencent les cotations. Les autres suivent leurs directives. Plus que certain, ces deux-là ne s'intéresseront pas à elle...
Pratiquement tous vêtus de leurs éternelles blouses noires, délavées, amidonnées tout comme les chapeaux, par forces intempéries, ces derniers bien perchés sur le haut du crâne, ils n'arrêtent pas leurs parcours de reconnaissances. Un vrai ballet, qui donnerait presque le tournis. Carnets à souches et stylos en mains, ils n'attendent plus que le signal du responsable pour commencer les transactions.
Pourquoi, aussi, avait-il fallu qu'elle se mette à faire des oies ? Déjà, au moment des éclosions, ce n'était pas idéal. Trop près des fins de Semaine Sainte, les oisons naissaient plus fragiles, avec un cordon ombilical important, plus difficile à cicatriser.
Allez savoir pourquoi ? Et pourquoi plus les oies que les autres espèces ? Encore un mystère de la nature, qui en possède déjà tellement ?
Les voisines comptaient toujours minutieusement les jours pour mettre à couver. Malgré l'impatience des mères et celle, encore plus manifestes, des jars qui témoignaient, dans ces occasions, encore davantage d'agressivités.
Et si Léone avait forcé sur les canards, mais cette espèce barbotante, aux dires d'Ernest, salissait beaucoup trop la mare. Tandis que les oies, battant l'eau de leurs grandes ailes, permettaient aux déjections de gagner le fond ; mêlant ainsi la vase, à la grande satisfaction des poissons qui trouvaient là un supplément bien avenu. Et puis, l'été, quel plaisir de voir les grands oiseaux blancs s'ébattre, sous le ciel bleu, dans un déferlement de gerbes d'eau, d'où ils ressortaient encore plus cacardants, le plumage si propre et luisant.
"Alors, combien votre lot, la belle ? Faut pas être trop gourmande aujourd'hui. Il y a eu de la relève à Cossé, hier, alors ça ne s'emballe pas aujourd'hui.
D'un air qui se veut assuré, Léone avance son prix. "Allons, ma petite dame, faut vous calmer. Là, c'est pas raisonnable. Allez, 90 si vous voulez. Cent vingt, mais vous rêvez, voyons. Eh, les gars, lance-t-il en interpellant ses confrères, venez voir la petite dame, elle se croit encore à la belle époque. Essayez donc de lui acheter au prix qu'elle en veut. Moi, je vous les laisse !"
Ernest, qui revient juste de l'autre marché, à l'extrémité des promenades, s'approche lentement. "Il y en a un lot qui s'est vendu cent vingt, lui glisse-t-il à l'oreille. Je l'ai vu tout à l'heure. Allez, tu dois tenir". Ils s'étaient pourtant levés de bonne heure ce matin encore: Avec la carriole attelée à la brave Marquise, il fallait compter plus d'une heure de route. On ne peut pas dire qu'elle tint rapide, cette brave jument, plus habituée à tirer les fardeaux de la ferme que la carriole, c'était pourtant bien pratique de compter sur elle dans ces occasions là !
Entre l'heure du lever, les soins aux animaux, la traite, les litières à changer, il ne restait guère de temps pour grignoter un peu, tout en préparant les enfants vers l'école. De plus, le brouillard de ce matin n'arrangeait rien. En novembre, c'est souvent le lot, ces départs dans la grisaille.
Léone préférait encore les jeudis avec canards ou poulets, sur l'autre marché. D'abord les bêtes s'arrangeaient plus vite et là-bas, davantage de marchands, plus compréhensifs et puis les clients, avec qui on discute un peu, tout y semble toujours plus facile.
"Faudrait tout de même pas les ramener une seconde fois, ces pauvres bêtes, ça suffit comme ça !"traumatise à présent Léone qui voit l'heure s'avancer. Déjà quelques livraisons s'effectuent. Vacarme grandissant, cris aigus des descendantes de celles qui, autrefois, sauvèrent le Capitole. O gloire, où est ton mérite ? semblent-elles dire, s'interrogeant sur un passé qui leur semble tout à coup tellement dérisoire.
Bousculées, soulevées, ailes encore plus meurtries, pattes engourdies d'un si long stage immobile, comme elles doivent regretter leurs pâtures habituelles !
"Alors, ma petite dame, on a réfléchi ? D'accord pour 90 et encore, je fais un effort. J'en ai trouvé à bien moins que ça !".
Leone voudrait en finir. Elle a froid dans ce brouillard. Si seulement quelqu'un avait la bonne idée de lui apporter un café bien chaud, ça l'aiderait à tenir. A présent, Ernest est parti retrouver ses copains d'après le marché aux veaux. Sûr qu'en ce moment, ils discutent devant un verre de vin bouillant.
"C'est quoi, ce lot là ? Pas grosses, les bêtes. Faudrait pas être gourmande" s'entend elle dire par un marchand juste arrivé.” Allez, je vous les prends parce qu'il ne reste plus grand chose. J'étais sur un autre marché et là, maintenant, tout le beau est parti. Allez, 80, si vous voulez. Et vous livrez tout de suite".
Le brouillard tombe à présent sous forme de crachin pénétrant, qui vous transperce les pèlerines les plus endurcies. On n'a pas encore inventé les vêtements imperméables.
Mains et pieds gelés, Léone est pressée d'en finir. Si elle se décide, la somme touchée ne sera pas terrible. Elles ont perdu chacune une à deux livre, ses oies. Déjà, qu'elles sont légères d'avance. Alors, multiplié par 10, faites donc le compte vous même, évalue-
t-elle en son fort intérieur.
Pourquoi, mais pourquoi ne les a-t-elle pas laissées aller la semaine passée ? Ou même tout à l'heure ?
Bien sûr, Ernest en aurait encore fait toute une montagne. Au moins, elle serait allée faire ses achats l'esprit tranquille. Avec ce qu'elle va toucher, évanouies les probabilités des chaussures bien chaudes qu'elle espérait pour ses deux écoliers. Leurs cinq kilomètres, matin et soir, c'aurait été tellement plus confortable. Il va encore falloir prendre du moins cher. Pas question, non plus, de remplacer les siennes, qui commencent sérieusement à prendre l'eau... Et puis, zut, se dit-elle, j'en ai assez d'avoir froid. Allez d'accord, il est où votre camion ? Qu'on en finisse mais, quand Ernest va savoir que je les ai laissées à peine au même prix que la semaine dernière...
... avec les kilos en moins. !!!

Janine Jouneau

Cadeau envoyé avec une carte par Janine à l’école pour les voeux de 1999.