- Extrait de Knock, Jules Romains - ©Ed. Gallimard.
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- Acte II, scene IV - Knock, la dame en noir.
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- KNOCK
- Ah! voici les consultants. (A la cantonade.) Une douzaine,
déjà? Prévenez les nouveaux arrivants
qu'après onze heures et demie je ne puis plus rece voir
personne, au moins en consultation gratuite. C'est vous qui
êtes la première, madame? (Il fait entrer la dame en
noir et referme la porte.) Vous êtes bien du canton?
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- LA DAME EN NOIR
- Je suis de la commune.
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- KNOCK
- De Saint-Maurice même?
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- LA DAME
- J'habite la grande ferme qui est sur la route de
Luchère.
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- KNOCK
- Elle vous appartient?
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- LA DAME
- Oui, à mon mari et à moi
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- KNOCK
- Si vous l'exploitez vous-même, vous devez avoir beaucoup
de travail?
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- LA DAME
- Pensez, monsieur! dix-huit vaches, deux bceufs, deux taureaux,
la jument et le poulain, six chèvres, une bonne douzaine de
cochons, sans compter la basse-cour.
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- KNOCK
- Diable! Vous n'avez pas de domestiques?
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- LA DAME
- Dame si. Trois valets, une servante, et les journaliers dans
la belle saison.
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- KNOCK
- Je vous plains. Il ne doit guère vous rester de temps
pour vous soigner?
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- LA DAME
- Oh! non.
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- KNOCK
- Et pourtant vous souffrez.
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- LA DAME
- Ce n'est pas le mot. J'ai plutôt de la fatigue.
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- KNOCK
- Oui, vous appelez ça de la fatigue. (Il s'approche
d'elle.) Tirez la langue. Vous ne devez pas avoir beaucoup
d'appétit.
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- LA DAME
- Non.
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- KNOCK
- Vous êtes constipée.
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- LA DAME
- Oui, assez.
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- KNOCK, il l'ausculte.
- Baissez la tête. Respirez. Toussez. Vous n'êtes
jamais tombée d'une échelle, étant petite?
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- LA DAME
- Je ne me souviens pas.
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- KNOCK,il lui palpe et lui percute le dos, lui presse
brusquement les reins.
- Vous n'avez jamais mal ici le soir en vous couchant? Une
espèce de courbature?
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- LA DAME
- Oui, des fois.
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- KNOCK,il continue de I'ausculter.
- Essayez de vous rappeler. Ça devait être une
grande échelle.
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- LA DAME
- Ça se peut bien.
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- KNOCK, très affirmatif.
- C'était une échelle d'environ trois
mètres cinquante, posée contre un mur. Vous
êtes tombée à la renverse. C'est la fesse
gauche, heureusement, qui a porté.
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- LA DAME
- Ah oui!
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- KNOCK
- Vous aviez déjà consulté le docteur
Parpalaid?
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- LA DAME
- Non, jamais.
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- KNOCK
- Pourquoi ?
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- LA DAME
- Il ne donnait pas de consultations gratuites.
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- Un silence.
- KNOCK, la fait asseoir.
- Vous vous rendez compte de votre état?
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- LA DAME
- Non.
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- KNOCK,il s'assied en face d'elle.
- Tant mieux. Vous avez envie de guérir, ou vous n'avez
pas envie?
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- LA DAME
- J'ai envie.
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- KNOCK
- J'aime mieux vous prévenir tout de suite que ce sera
très long et très coûteux.
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- LA DAME
- Ah! mon Dieu! Et pourquoi ça?
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- KNOCK
- Parce qu'on ne guérit pas en cinq minutes un mal qu'on
traîne depuis quarante ans.
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- LA DAME
- Depuis quarante ans?
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- KNOCK
- Oui, depuis que vous êtes tombée de votre
échelle.
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- LA DAME
- Et combien que ça me coûterait?
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- KNOCK
- Qu'est-ce que valent les veaux, actuellement?
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- LA DAME
- Ca dépend des marchés et de la grosseur. Mais on
ne peut guère en avoir de propres à moins de quatre
ou cinq cents francs.
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- KNOCK
- Et les cochons gras?
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- LA DAME
- Il y en a qui font plus de mille.
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- KNOCK
- Eh bien! ça vous coûtera à peu près
deux cochons et deux veaux.
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- LA DAME
- Ah! là! là! Près de trois mille francs?
C'est une désolation, Jésus Marie!
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- KNOCK
- Si vous aimez mieux faire un pèlerinage, je ne vous en
empêche pas.
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- LA DAME
- Oh! un pèlerinage, ça revient cher aussi et
ça ne réussit pas souvent. (Un silence.) Mais
qu'est-ce que je peux donc avoir de si terrible que ça?
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- KNOCK, avec une grande courtoisie. Je vais vous l'expliquer en
une minute au tableau noir. (Il va au tableau et commence un
croquis.) Voici votre moelle épinière, en coupe,
très schématiquement, n'est-ce pas? Vous
reconnaissez ici votre faisceau de Turck et ici votre colonne de
Clarke. Vous me suivez? Eh bien! quand vous êtes
tombée de l'échelle, votre Turck et votre Clarke ont
glissé en sens inverse (il trace des flèches de
direction) de quelques dixièmes de millimètre. Vous
me direz que c'est très peu. Évidemment. Mais c'est
très mal placé. Et puis vous avez ici un
tiraillement continu qui s'exerce sur les multipolaires.
- Il s'essuie les doigts.
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- LA DAME
- Mon Dieu! Mon Dieu!
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- KNOCK
- Remarquez que vous ne mourrez pas du jour au lendemain. Vous
pouvez attendre.
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- LA DAME
- Oh! là! là! J'ai bien eu du malheur de tomber de
cette échelle!
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- KNOCK
- Je me demande même s'il ne vaut pas mieux laisser les
choses comme elles sont. L'argent est si dur à gagner.
Tandis que les années de vieillesse, on en a toujours bien
assez. Pour le plaisir qu'elles donnent!
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- LA DAME
- Et en faisant ça plus... grossièrement, vous ne
pourriez pas me guérir à moins cher?... à
condition que ce soit bien fait tout de même.
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- KNOCK
- Ce que je puis vous proposer, c'est de vous mettre en
observation. Ça ne vous coûtera presque rien. Au bout
de quelques jours vous vous rendrez compte par vaus-même de
la tournure que prendra le mal, et vous vous déciderez.
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- LA DAME
- Oui, c'est ça.
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- KNOCK
- Bien. Vous allez rentrer chez vous. Vous êtes venue en
voiture?
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- LA DAME
- Non, à pied.
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- KNOCK, tandis qu'il rédige l'ordonnance, assis à
sa table.
- Il faudra tâcher de trouver une voiture. Vous vous
coucherez en arrivant. Une chambre où vous serez seule,
autant que possible. Faites fermer les volets et les rideaux pour
que la lumière ne vous gêne pas. Défendez
qu'on vous parle. Aucune alimentation solide pendant une semaine.
Un verre d'eau de Vichy toutes les deux heures, et, à la
rigueur, une moitié de biscuit, matin et soir,
trempée dans un doigt de lait. Mais j'aimerais autant que
vous vous passiez de biscuit. Vous ne direz pas que je vous
ordonne des remèdes coûteux! A la fin de la semaine,
nous verrons comment vous vous sentez. Si vous êtes
gaillarde, si vos forces et votre gaieté sont revenues,
c'est que le mal est moins sérieux qu'on ne pouvait croire,
et je serai le premier à vous rassurer Si, au contraire,
vous éprouvez une faiblesse générale, des
lourdeurs de tête, et une certaine paresse à vous
lever, l'hésitation ne sera plus permise, et nous
commencerons le traitement. C'est convenu?
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- LA DAME, soupirant.
- Comme vous voudrez.
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- KNOCK, désignant I'ordonnance.
- Je rappelle mes prescriptions sur ce bout de papier. Et j'irai
vous voir bientôt. (Il lui remet l'ordonnance et la
reconduit. A la cantonade.) Mariette, aidez madame à
descendre l'escalier et à trouver une voiture.
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- On aperçoit quelques visages de consultants que la
sortie de la dame en noir frappe de crainte et de respect.
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- Acte 2, scène VI - Knock, les deux gars de village.
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- KNOCK, à la cantonade.
- Mais, Mariette, qu'est-ce que c'est que tout ce monde? (Il
regarde sa montre.) Vous avez bien annoncé que la
consultation gratuite cessait à onze heures et demie?
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- LA VOIX DE MIARIETTE
- Je l'ai dit. Mais ils veulent rester
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- KNOCK
- Quelle est.la première personne? (Deux gars s'avancent.
Ils se retiennent de rire, se poussent le coude, clignent de
l'oeil, pouffant soudain. Derrière eux, la foule s'amuse de
leur manège et devient assex bruyante. Knock feint de ne
rien remarquer.) Lequel de vous deux?
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- LE PREMIER GARS, regard de côté, dissimulation de
rire et légère crainte.
- Hi! hi! hi! Tous les deux. Hi! hi! hi!
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- KNOCK
- Vous n'allez pas passer ensemble?
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- LE PREMIER
- Si! si! hi! hi! Si! si! (Rires à la cantonade.)
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- KNOCK
- Je ne puis pas vous recevoir tous les deux à la fois.
Choisissez. D'abord, il me semble que je ne vous ai pas vus
tantôt. Il y a des gens avant vous.
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- LE PREMIER
- Ils nous ont cédé leur tour. Demandez-leur. Hi!
hi! (Rires et gloussements.)
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- LE SECOND, enhardi.
- Nous deux, on va toujours ensemble. On fait la paire. Hi! hi!
hi! (Rires à la cantonade.)
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- KNOCK, il se mord la lèvre et du ton le plus froid:
- Entrez. (Il referme la porte. Au premier gars.)
Déshabillez-vous. (Au second, lui désignant une
chaise.) Vous, asseyez-vous là. (IIs échangent
encore des signes, et gloussent, mais en se forçant un
peu.)
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- LE PREMIER, il n'a plus que son pantalon et sa chernise.
- Faut-il que je me mette tout nu?
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- KNOCK
- Enlevez encore votre chemise. (Le gars apparaît en gilet
de flanelle.) Ça suffit. (Knock s'approche, tourne autour
de l'homme, palpe, percute, ausculte, tire sur la peau, retourne
les paupières, retrousse les lèvres. Puis il va
prendre un laryngoscope à réflecteur, s'en casque
lentement, en projette soudain la lueur aveuglante sur le visage
du gars, au fond de son arrière-gorge, sur ses yeux. Quand
l'autre est maté, il lui désigne la chaise longue.)
Eacute;tendez-vous là-dessus. Allons. Ramenez les genoux
(Il palpe le ventre, applique çà et là le
stéthoscope.) Allongez le bras. (Il examine le pouls. Il
prend la pression arté rielle.) Bien. Rhabillez-vous.
(Silence. L'homme se rhabille.) Vous avez encore votre
père?
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- LE PREMIER
- Non, il est mort.
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- KNOCK
- De mort subite?
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- LE PREMIER
- Oui.
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- KNOCK
- C'est ça. Il ne devait pas être vieux?
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- LE PREMIER
- Non, quarante-neuf ans.
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- KNOCK
- Si vieux que ça! (Long silence. Les deux gars n'ont pas
la moindre envie de rire. Puis Knock va fouiller dans un coin de
la pièce contre un meuble, et rapporte de grands cartons
illustrés qui reptésentent les principaux organes
chez l'alcoolique avancé, et chez l'homme normal. Au
premier gars, avec courtoisie.) Je vais vous montrer dans quel
état sont vos principaux organes. Voilà les reins
d'un homme ordinaire. Voici les vôtres. (Avec des pauses.)
Voici votre foie. Voici votre cceur. Mais chez vous, le coeur est
déjà plus abîmé qu'on ne l'a
représenté là-dessus.
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- Puis Knock va tranquillement remettre les tableaux à
leur place.
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- LE PREMIER, très timidement.
- Il faudrait peut-être que je cesse de boire?
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- KNOCK