le rôti de lapin
 
pièce en un acte
les personnages: le mari, la femme
 
LE MARI: -Élisabeth! J'ai faim voyons, il arrive ou non ce rôti de lapin?
 
LA FEMME: -Il n'est pas encore tout à fait prêt, mais la soupe est déjà sur la table.
 
LE MARI (il avale bruyamment.): -Ah, aujourd'hui la soupe encore est immangeable.
 
LA FEMME: -Comment ça? Aujourd'hui, c'est justement une très bonne soupe!
 
LE MARI: -Personne ne dit que la soupe n'est pas bonne, je veux simplement dire qu'elle est immangeable parce qu'elle est trop chaude.
 
LA FEMME: -Une soupe doit être chaude.
 
LE MARI: -Sans doute! Mais pas trop chaude!
 
LA FEMME: -Aïe! aïe! aïe! tous les jours, tous les jours la même chanson, ou bien à trouve la soupe trop chaude, ou bien il la trouve trop froide; mais maintenant je vais te dire une bonne chose: si je ne cuisine pas assez bien pour toi, tu n'as qu'à aller manger au restaurant.
 
LE MARI: -C'est pas du tout nécessaire, la soupe, elle est bonne, seulement trop chaude.
 
LA FEMME: -Eh bien, tu n'as qu'à attendre qu'elle soit froide.
 
LE MARI: -Une soupe froide, j'aime pas ça non plus.
 
LA FEMME: -Alors - j'ai bien failli dire quelque chose.
 
LE MARI: -Je sais - après le repas.
 
LA FEMME: -Chaque jour, chaque jour il faut qu'il y ait des disputes chez nous, pas moyen de faire autrement.
 
LE MARI: -Ben voyons, c'est toi qui ne veux pas faire autrement.
 
LA FEMME: -Ah bon, c'est peut-être moi la coupable?
 
LE MARI: -Ben, qui alors, c'est moi qui ai fait la soupe?
 
LA FEMME: -Une soupe qu'on vient de faire est toujours chaude.
 
LE MARI: -Tu l'as peut-être faite trop chaude!
 
LA FEMME: -Trop? Non, non, demain je mets un thermomètre dans la casserole pour que monsieur mon époux ait sa soupe à la bonne température.
 
LE MARI: -Une bonne cuisinière n'a pas besoin de thermomètre pour faire la soupe.
 
LA FEMME: -Ah, voilà les moqueries, c'est chaque jour pareil, d'abord il rouspète et puis après, en plus, il se moque.
 
LE MARI: -Comment ça, rouspéter. J'ai bien le droit, en tant que mari, de dire que, pour moi, la soupe est trop chaude.
 
LA FEMME: -Et il remet ça avec cette soupe trop chaude ; c'est vraiment à désespérer.
 
LE MARI: -Tu n'as pas besoin de désespérer, tu dois mettre la soupe sur la table comme elle doit être, ni trop froide ni trop chaude.
 
LA FEMME: -Mais maintenant, elle ne l'est plus, trop chaude!
 
LE MARI: -Maintenant non, mais quand tu l'as apportée, elle était trop chaude.
 
LA FEMME: -Regardez-moi ça, il ne s'arrête plus, toujours à creuser dans le même trou.
 
LE MARI: -Comment ça? Qu'est-ce que ça veut dire?
 
LA FEMME: -Que tu ramènes toujours cette soupe trop chaude.
 
LE MARI: -Mais c'est bien toi qui l'a amenée cette soupe trop chaude, pas moi, tu mets le manche à la place de l'outil.
 
LA FEMME: -Tu n'es et ne seras jamais qu'un ergoteur. (Répliques mêlées..) Toi - non toi - écoute. (Elle renifle trois fois) ... Qu'est-ce que c'est que cette drôle d'odeur?
 
LE MARI: -Moi aussi j'entends quelque chose - il y a quelque chose qui sent le roussi.
 
LA FEMME: -Tu auras encore jeté une cigarette allumée sur le tapis?
 
LE MARI: -Mais je n'ai pas encore fumé aujourd'hui, et si j'avais fumé je n'aurais pas jeté la cigarette sur le tapis, mais dans le cendrier.
 
LA FEMME: -je n'ai rien affirmé, j'ai simplement fait une supposition, et j'ai tout de même le droit de faire des sup-po-si-tions. Oh mon Dieu, la fumée vient du couloir!
 
LE MARI: -Eh bien, vas-y, va voir ce qui se passe.
 
LA FEMME: -Mon Dieu! - Toute la cuisine est pleine de fumée Elle ouvre la poile du four.) jésus, le lapin est tout brûlé!
 
LE MARI: -Ça, il faut toujours qu'il arrive quelque chose chez nous!
 
LA FEMME: -Tiens! Elle sort de la cuisine, se dirige vers LE MARI: -et lui montre le yeti.) Regarde, mais regarde, nous voilà bien! Avec tes éternelles disputes tout notre repas est brûlé.
 
LE MARI: -Bon appétit! - La cuisine est le royaume de la bonne menagere.
 
LA FEMME: -À qui la faute? À toi ! Avec tes disputes et tes rouspétances qui n'en finissent pas!
 
LE MARI: -je n'ai pas disputé ni rouspété, j'ai simplement dit: la soupe est trop chaude!
 
LA FEMME: -Et voilà qu'il remet ça avec la soupe trop chaude, je prends mes cliques et mes claques et je m'en vais!
 
LE MARI: -Pas besoin de prendre tes cliques et des claques, va-t-en!
je n'en demande pas plus.
 
LA FEMME: -À force de se disputer je l'avais complètement oublié et le pauvre petit lapin est maintenant tout brûlé, que c'en est pitié, dans le four ardent. - Tu ne peux plus le manger!
 
LE MARI: -Ça oui! Mais je le signalerai à la société protectrice des animaux!
 
Ce texte est extrait du Théâtre complet de Karl Valentin, traduit par Jean-Louis Besson et jean jourdbeuil et publié en quatre volumes aux Éditions Théâtrales: Le Bastringue et autres sketches, La Sortie au théâtre et autres textes, Vol en piqué dans la salle, Le Grand Feu d'artifice.